Lire André Breton à Saint-Dizier.




Le pavillon Esquirol, un lieu pour mettre en scène Saint-Dizier.

Les locaux dans lesquels nous nous installons au début du mois de janvier se situent dans l'hôpital départemental André Breton. Poudrière datant d'avant la Révolution, cet énorme bâtiment s’est par la suite transformé en dépôt de mendicité puis, sous l'effet de la loi de 1838, en asile psychiatrique. Autrefois prévu pour accueillir une grande population, l'hôpital a vu ses effectifs diminuer progressivement, en relation avec le travail effectué pendant les années 1980 pour ouvrir les services sur l'extérieur. Libérant certains bâtiments de toute fonction particulière, cette évolution a induit une vacance relative du lieu permettant aujourd’hui d’y envisager notre installation.

Pourquoi s'installer dans un tel lieu ? Histoire d'une entrée dans la ville.

Le travail sur Saint-Dizier existe depuis quatre années. À l’origine, il n'y a ni structure ni demande de la collectivité, mais la simple invitation d'un libraire. Ce libraire, François Larcelet, nous a convoqués autour d'une question: “qu'est-ce qui pourrait faire que mon fils ait envie de rester dans cette ville ?” Et par là, quelles activités imaginer pour porter cette question à travers la ville, la faire s’interroger sur elle-même ? Une association, L'entre-tenir, s'est créée sur cette base.

Cette entrée en matière a dicté tout le travail ultérieur. Car pour la première fois, des “intervenants culturels” classiques entraient directement dans la réalité d’une ville, sans médiation, sans aucune sélection préalable des “publics” potentiels. Rentrer dans la ville par son “milieu”, et non sous un angle prédéterminé a naturellement décentré le travail vis-à-vis des circuits traditionnels. Le contenu et la méthode du travail se sont inventés à partir de ce rapport immédiat à la ville et à ses habitants. Libérée de toute contrainte stratégique, l’association composée de réalisateurs, d’écrivains, de graphistes, de plasticiens, d’archivistes a pu chaque fois formuler ses thèmes d'interventions de façon autonome, tout en recherchant la plus grande symétrie avec les formes de vie rencontrées.

À partir de là, l’idéal du rapport spéculaire entre une ville et un travail pose deux exigences constantes : d’une part, rechercher la coexistence de travaux sollicitant différents supports, mais rassemblés autour d'une même problématique ; d’autre part, créer la visibilité et la dissémination la plus intense possible du travail réalisé pendant une année sur la ville. Cette volonté organique a trouvé son fil d’Ariane dans le choix d’asseoir l’unité de chaque projet sur une source textuelle. Pour parcourir les différents lieux de la ville comme pour établir une continuité entre les différentes pratiques de représentations, le texte, son unité moléculaire, apparaissent en effet comme le plus grand dénominateur commun. Car quoi de plus partageable qu'un texte ? Quoi de plus apte à susciter l'échange et à soulever les barrières ordinaires de la communication?


Les cités: exemple du rapport Pisani

Le premier texte mis à l'épreuve conjointe de la ville et de notre travail a été le rapport du préfet Pisani sur la construction de la cité du Vert bois. Sa façon d’introduire à la question des cités contrastait fortement avec la saisie habituelle du phénomène. Dédramatisant la question, il l’abordait autrement que sous la forme saturée et bloquante du “problème social”. L’étonnement consistait alors à approcher cette réalité historique sous sa dimension utopique première : à savoir un projet humaniste — le plan masse — esquissant à l'époque les chemins de l'avenir. La cité du Vert bois a été construite dans les années 1952-1954, pour répondre à l’afflux de main d'œuvre d’abord issue des vallées des forges entourant Saint-Dizier, puis d’Algérie. Incarnant la volonté de rompre avec les conditions désastreuses de l’habitat social, l'édification des premières tours a suscité un véritable éblouissement. Avec l'espoir de rejeter loin dans le passé les fameuses "voyottes", ces petites ruelles boueuses sans sanitaires, pleines de rats, où les gens étaient condamnés à vivre.

Au départ, le Vert bois figure donc la promesse d'un véritable eldorado populaire. Un des films réalisés exhibe les traces de cet imaginaire à travers le témoignage d’un prêtre missionné à l’époque pour construire l'église (Sainte Thérèse du Vert bois). L’évocation de son travail pour organiser l’importante communauté chrétienne issue des vallées, du sens qu'il conférait alors à sa présence rappelle en tout point l’esprit pionnier.

Et puis, c'est la fin des années soixante, la coupure brutale qu'elle représente : la transformation du rêve en cauchemar à travers la naissance de cette forme d'apartheid social que l’on constate aujourd’hui un peu partout en France. Autrement dit, la naissance d’un quartier complètement coupé du reste de la ville, défiguré par un chômage et une ghettoïsation rejetant bien loin le mirage d’une vie républicaine.

Peu à peu, de l'exploration du texte est donc née l'image d'une ville, un premier portrait éloigné des grandes images médiatiques. Restituée à sa véritable profondeur historique, la dérive réelle de la cité du Vert bois n'apparaissait plus seulement comme le résultat d'un abandon de L'OPHLM, mais aussi et surtout comme l'effet d'une construction langagière particulièrement désastreuse. En révélant un autre discours sur la cité, un autre imaginaire de son devenir, la lecture du rapport Pisani permettait donc de substituer de nouvelles questions aux réponses usées, un trajet à l’immobilité consensuelle. Forts de ce décalage, il fallait interroger des quartiers marqués différemment par l'évolution économique de la ville. Avec l'idée de leur faire porter l'interrogation, de l’inscrire à même leur peau. Ce travail de monstration, opposé à l'opacité ordinaire du préjugé (le Savoir, l’Expertise), a pris la forme d’un dispositif “déambulatoire”. Quatre quartiers chemineraient par l'intermédiaire de quatre films vers la reconnaissance de leur propre visage. Un autocar transporterait les gens vers un des quartiers choisis, présenté par ses propres habitants, pour repartir tous ensemble vers un autre quartier. Comme si la ville, dont on faisait quasiment le tour, s'invitait à sa propre visite, dépliant chaque parcelle, chaque recoin secret de son étendue. Avec les effets de confrontation propres à une telle mise scène, les questions émergeaient à nouveau. Pourquoi de telles discontinuités et de telles fractures dans une ville par ailleurs si riche en savoir-faire ouvrier et technique, en traditions? Pourquoi le reste des activités ne s’accordait-il pas au même diapason? Pourquoi l'ensemble des activités et des travaux qu'ils soient intellectuels ou manuels, techniques ou culturels, ne présentait-il pas un même foisonnement ? Et quelle loi de fatalité devait systématiquement empêcher le dialogue de ces activités et de leurs produits? Ce dialogue que la simple mise en scène de la ville avait révélé.



Les communautés religieuses: l’exemple de “trois fois Amen”

À la fin de ce travail, le risque apparaissait néanmoins de s'enfermer dans une case particulière, avec une couche sociologique définie. Le risque de se transformer en spécialistes de la cité et d’intégrer à nouveau ces “cases” traditionnellement définies par les politiques de la ville.

D’où le déplacement imaginé pour le deuxième sujet abordé: dessiner le territoire du culte à Saint-Dizier, c'est-à-dire imaginer ce que recouvrait aujourd’hui le geste de la prière pour les trois communautés religieuses monothéistes de la ville. D’où la réalisation d’une série de films dans les églises, les temples, la synagogue et la mosquée. Installée au Vert bois, la mosquée ramenait à la réalité de la cité. Avec l’exigence, liée au changement de point de vue, de déployer une nouvelle cartographie et d’autres réalités. Et d'abord de rencontrer d'autres gens. Or les jeunes croisés à la mosquée étaient effectivement autres : non plus ceux essayant de jouer à fond la carte de l’intégration (mais l’intégration à quoi?) mais, qu’il s’agisse d’ouvriers ou d’étudiants, des personnes à l'identité plus stable et plus structurée.

D'autres gens mais aussi d'autres pans de l'histoire de la ville. Un autre point d’origine s’affirmait à travers ce travail sur les communautés religieuses: 1944 et la rafle qui avait totalement décimé la communauté juive de Saint-Dizier. Tisser donc les fils d’une autre généalogie pour reconstituer une nouvelle configuration du paysage sensible de la ville.

Et cette fois, comme fil de la reconstitution, non plus un texte mais un mot : le mot Amen. Mot issu de ce amon égyptien répété autrefois de façon litanique dans les prières, et magiquement conservé par les trois monothéismes. Signification unique disant par contraste l’un des manques les plus essentiels du langage politique d’aujourd’hui : cette possibilité de dire simultanément l'engagement singulier dans le collectif et l'existence du collectif à partir de l'engagement singulier. Car à quel moment de leur existence, hormis l’abstraite médiation du bulletin de vote, les gens rencontrent-ils l'occasion de dire leur appartenance à la communauté dessinée par la ville de Saint-Dizier? Quand sont-ils sollicités pour cela?

Encore une fois, et à partir d’une autre thématique que celle de la cité, une question cruciale surgissait, dépassant l’exemple particulier de Saint-Dizier : où trouver dans les villes françaises d’aujourd’hui la possibilité de dire “j'appartiens à cette communauté-là et ces intérêts sont les miens”. Où? Et quand?



Histoire, Poésie, Folie : l’exemple de “lire André Breton à Saint-Dizier”

Ce troisième travail est parti d'une provocation : une série d'écriteaux parcourant la ville sur lesquels on peut lire “Hôpital André Breton”. Donner le nom de Breton à un hôpital psychiatrique, à un lieu longtemps marqué par la seule souffrance, semble a priori choquant. Lui qui a toujours dénoncé les conditions d'internement et d'inhumanité des asiles en France… Explorer ce choc réservait une seconde surprise sous la forme d'une nouvelle inscription mentionnant : “Ici André Breton imagina la naissance du mouvement surréaliste”!

Au fil des lectures, il a pourtant fallu se rendre à l’évidence: les quatre mois passés par Breton dans cet hôpital, entre juillet et octobre 1916, furent une période absolument décisive dans la gestation du surréalisme. Quatre mois d’une activité débordante et d’une maturation décisive. Par les lectures d'abord, choisies sur les conseils du docteur Leroy, grâce auquel il découvre Freud, percevant aussitôt l'importance des thèmes de l'inconscient ou de l'écoute automatique… Moment d’effervescence littéraire reflétée par sa correspondance avec des hommes comme Valéry, Apollinaire, ou Jacques Vaché. Bref, une véritable explosion dont Saint-Dizier est effectivement le centre. Il écrit là-bas un premier texte — "Sujet" — construit tout entier sur l’écoute d'un soldat parlant de la guerre comme d'un simulacre, comme d’un spectacle dont il ne déchiffre aucun des signes.

Ce texte a fourni l’impulsion première du travail : prendre le texte de Breton et l'agiter à travers la ville. S’en servir pour traverser les lieux où l'écoute est un métier et interroger son statut contemporain. Que reste-t-il de l'écoute à Saint-Dizier ? Que signifie “écouter” aujourd'hui ? Le travail s’est développé à l'hôpital psychiatrique, en compagnie du personnel infirmier, et dans la structure d’accueil pour handicapés du Bois l’Abbesse (comprenant un Centre d’aide par le travail et un Institut médico-éducatif), avec les éducateurs spécialisés.

Des groupes se sont constitués pour guider ce trajet à travers les institutions. Un trajet de questionnement sur les difficultés des gens travaillant avec des autistes, des poly-handicapés…

Avec, encore une fois, l'émergence d'une histoire enfouie: ici, à travers l'histoire de l'hôpital André Breton, celle de l’institution psychiatrique. De cette transformation, qui voit en l'espace d'une vingtaine d'années, l’éclatement de la structure asilaire comme entité fermée sur elle-même, autogérée économiquement avec ses travailleurs, ses éleveurs, ses fermes, ses élevages… autour de cette idée simple que l'hôpital est d’abord un lieu de soins devant placer le malade au centre du regard et des écoutes. Ère de rupture symbolisée par “l’affaire Klapahouk”, du nom du médecin-chef ayant provoqué la mutinerie des infirmiers de l'hôpital André Breton.Scrutant le seul hôpital de Saint-Dizier, il devenait possible et même nécessaire de reconstruire les débats ayant traversé la psychiatrie depuis trente ans.

Comme dans les expériences précédentes, chacun des groupes formé sur chaque lieu sollicité a servi de relais au questionnement, en le faisant vivre et en le redistribuant. À cette différence près que tout a finalement convergé sur l'hôpital parce qu'il disposait d’un bâtiment libre, capable d’accueillir une vaste exposition conclusive qui relatait toute l'évolution de l'hôpital à travers des installations, des films vidéos et un concert final autour du poème d'André Breton "Sujet". En même temps, elle condensait la signification générale du travail. Lieu d’exposition, l’hôpital avait également abrité un atelier de sérigraphie où tous les acteurs de l’expérience (personnel hospitalier, patients, enseignants…) s’étaient croisés, créant ainsi les conditions d’une visibilité et d’une appropriation commune du travail.


Première expérience: la communauté des pères à Saint-Dizier

Cette année, le travail s’est développé sur la question du père: c'est quoi être père aujourd'hui à Saint-Dizier? Le dispositif est resté celui d'un éclatement du travail d'enquête et d'interrogation sur l'ensemble de la ville à travers une série d’ateliers d’écriture et d'émissions radiophoniques. Pendant trois semaines, une radio a diffusé 75 heures d'émissions avec cette particularité de toujours partir d'un lieu spécifique : les pères à la mosquée, les pères à l'hôpital psychiatrique de Saint-Dizier, les pères au C.A.T-I.M.E, les pères au foyer du PSR, les pères à la synagogue, les pères dans un café du centre-ville et du Vert bois. Les habitants étaient invités à venir y écouter les témoignages, ou pour certains à réagir en direct sur des plateaux organisés dans l'hôpital André Breton, transformé pour l'occasion en studio radiophonique.

C’était aussi l’occasion de tester la pérennité du dispositif installé à l’hôpital: un lieu fixe où l'ensemble des travaux et des lieux convoqués peuvent entrer en résonance. Mais aussi un lieu problématique, interrogeant d’emblée, sur fond de l’histoire de la psychiatrie, la superposition insistante des territoires de la folie et de la pauvreté… Et enfin, un lieu de vie et de travail — puisque l’hôpital fonctionne — répondant à notre idée de l’activité culturelle: une activité qui n’est pas en exception sur les autres, comme une parenthèse dans le rythme ordinaire des occupations sociales, mais qui doit trouver le juste emplacement pour les réfléchir, les faire accéder à l’image et au sens. L’objectif n’ayant jamais varié : vivre tout en se regardant vivre.

Telle serait la fonction d’une friche à Saint-Dizier : un atelier de travail capable d’accueillir les gens concernés par les projets en même temps que de nouer les différents lieux servant d'appui à leur démarche. La friche, ce pourrait donc être cela: un puits de lumière dans la ville pour des lieux et des communautés qui, pour des raisons différentes, sont ou mis à l'écart, ou mis en état de ne pas être visibles. Le but affiché étant que chacun retrouve non seulement une visibilité dans la ville, mais l’éclaire de son propre regard, de son propre “voir”. Que chacun éprouve la pensée de l’autre par l’intermédiaire d’un espace de rencontres, d’affrontements, d’identifications et de retournements où les partages puissent sans cesse se faire et se défaire, se nouer et se dénouer à l’infini. Cet infini, c’est la ville enfin retrouvée.


Stéphane Gatti – Pierre-vincent Cresceri, décembre 2001.

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Trois fois Amen

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