SUJET, VERBE, COMPLEMENT.





Notes

1. Comme l’indiquent Point du jour et Les entretiens, ce malade ne croit pas à la réalité de la guerre ; tout ce qu’il voit - morts, blessés, bombardements - lui paraît un spectacle monté à son intention. Que Breton se soit borné à donner une forme à ses propos ou qu’il leur ait ajouté des éléments nouveaux, la façon dont le personnage plie les faits à son interprétation, la cohérence logique de son délire révèlent chez l’écrivain une connaissance véritable des mécanismes de la paranoïa. C’est l’époque où il lit Kraepelin (“Kraepelin et Freud m’ont donné des émotions très fortes”, lettre à Tristan Tzara, 4 avril 1919), qui en 1899 a défini la paranoïa comme un “système délirant durable et impossible à ébranler, et qui s’instaure avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action”, où il lit aussi l’ouvrage de Constanza Pascal, La Démence précoce (Alcan, 1911 ; ouvrage marqué par les travaux de Kraepelin). Il n’est pas sans intérêt de noter ces connaissances psychiatriques précises chez un des futurs auteurs de l’Immaculée Conception dont un des essais de simulation porte sur le délire d’interprétation.

























2. La référence à Jaurès vient-elle du malade ou de son observateur ? On doit rappeler en tout cas la réaction de Breton devant l’assassinat de Jaurès qui, écrit-il, l’a “très douloureusement ému plus peut-être que l’éventuelle déclaration de guerre ne saura le faire” (lettre à Fraenkel, 1er août 1914). Le procès de Raoul Villain, l’assassin de Jaurès, n’eut lieu qu’après la guerre.
















3.Entretiens, Gallimard, 1952, p. 29. (retour au texte)














4.Lettre à T. Fraenkel, 31 août 1916. ( retour au texte )

















5. Lettre sans date, [début août 1916] (retour au texte)



















6.Théodore Fraenkel, Carnets 1916-1918, Éditions des Cendres, 1990, p. 56. Texte établi et présenté par Marie-Claire Dumas. (retour au texte)


7.Ibid., p. 57. (retour au texte)


8.Ibid., p. 61. (retour au texte )




















9.Lettre s.d. [vers le 20 septembre] (retour au texte)






















10.En écho à ces considérations, telles notes de Fraenkel : “Ma circularité est surtout à prédominance dépressive.’La circularité serait une loi de notre fonctionnement cérébral’ (Gilbert Ballet). Et la psychose maniaque-dépressive est l’exagération d’un phénomène constant. Je note souvent ici les maxima mélancoliques qui sont la sinistre appréciation de moi-même. L’excitation maniaque se traduit par l’orgueil. La dégénérescence mentale englobe dans son domaine les 9/10e de l’humanité, - moi entre autres” (10 décembre), Carnets, ouvr. cité, p. 65. (retour au texte)






















11. A Théodore Fraenkel, 11 octobre 1916 (retour au texte)





















12.Lettre à Théodore Fraenkel, 16 août 1916. (retour au texte)


13.Ibid ., 3 septembre. (retour au texte)


14.Ibid, 8 septembre. (retour au texte)






















15.Lettre à Th. Fraenkel, 15 septembre 1916. (retour au texte)


16.Ibid. 22 septembre. (retour au texte)






















17. Écriture très grosse, irrégulière et contournée, impossible à reproduire ici. (retour au texte)




















18.Lettre à Th. Fraenkel, 2 novembre (retour au texte)



















19.Carnets, ouvr. cité, p. 59. (retour au texte)





















20.Voir André Breton, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, t. 1,1988, Manifeste du surréalisme, p. 326. (retour au texte)





















21.Manifeste du surréalisme, Œuvres complètes, t.I, ouvr. cité, p. 330. Expression soulignée par Breton. La manière dont Breton interprétera la notion de sublimation, semblant attendre de l’artiste, par exemple dans son texte sur le film L’Age d’or (voir Œuvres complètes, t.l, ouvr. cité, p. 1025-1027), une pleine conscience de son mécanisme, paraît aussi se ressentir des affirmations de Régis. (retour au texte)



















22.Nous n’avons pas là-dessus changé de point de vue ; il se fonde d’abord sur l’histoire réelle de la pensée de Breton telle que les faits permettent de la reconstituer. On remarquera en premier lieu que ni Myers ni Janet ne sont une seule fois nommés dans les lettres à Fraenkel ; d’autre part, nous avons pu dater de 1925, à travers 1’apport de Maurice Béchet, un des visiteurs de la Centrale surréaliste, le premier contact de Breton avec les conceptions de Myers. Enfin, s’il est certain que Breton connaissait l’œuvre de Janet comme tous les étudiants en médecine, l’examen de ce qu’est pour celui-ci l’automatisme (phénomène hétérogène par rapport à la personnalité, expression de la “misère psychologique”) rend difficile de voir en lui un maître de Breton. Voir notre ouvrage, André Breton - Naissance de l’aventure surréaliste, José Corti, 1975, rééd. 1988, p. 106-108 et Œuvres complètes, t. 1, ouvr. cité, p. 1123-1126. (retour au texte)





















23.Lettre à Th. Fraenkel, 22 septembre 1916 (retour au texte)



















24.Lettre à Théodore Fraenkel, 27 septembre 1916. (retour au texte)


















25.Lettre à Guillaume Apollinaire, 15 août 1916. (retour au texte)




















26. Voir Sujet, ici reproduit ; “Exposition X..., Y...” dans Point du jour, et Entretiens, ouvr. cité, p. 29-30 (retour au texte)



















27.Le titre renferme très probablement une allusion à une lettre de Valéry. Breton lui ayant proposé de faire pour son compte des observations sur ses malades et lui ayant demandé un “plan d’enquêtes”, la réponse de Valéry dans les tout derniers jours d’août (Breton la copie pour Fraenkel le 3 septembre) est peut-être à l’origine de cette page : “[...] Je suis très enchanté de lire que vous prenez du goût à vos détraqués. J’ai passé des heures en province il y a 22 ans à fréquenter la démence de l’endroit. Même j’ai pris ce qu’on appelle des notes, fait des croquis. Paralytiques généraux, Iypémanes, paradisiaques artificiels, j’ai un peu vu (sans profondeur) un certain ensemble de ces démons, débris, ombres de logique, monstres innocents et marionnettes effarées. Le bizarre ne m’intéresse jamais en soi et je choisis parmi les exceptions seulement la mienne. Je cherchais donc à voir l’homme normal au milieu de ces écarts vivants. Il y avait pourtant une femme très belle, d’une pâleur égale de vélin ; toute échevelée ; des crins immenses et des yeux du plus noble noir, identique ; une Alceste, toujours, toujours désespérée ; une Cassandre à hurler sur les bastions de Troie : mais du matin au soir cette albâtre gueulait :’Je ne suis pas une mangeuse de blanc !’ Je suis très touché de votre proposition. Elle demande ensuite qu’on y pense. [. ..] Mes amitiés, Breton, et si vous m’en croyez, regardez bien vos sujets [souligné par nous] et, dans un loisir réservé quotidien, notez aussi nettement que possible les curiosités du jour”. (retour au texte)






















28. Sujet a paru pour la première fois dans Nord-Sud, n° 14, avril 1918 (sortie effective du numéro aux alentours du 20 mai) mais il a certainement été ébauché à Saint-Dizier à l’automne de 1916. Il porte une dédicace à Jean Paulhan que Breton a connu au printemps de 1918 et qui lui écrit tout de suite après sa publication : “J’ai été surpris de trouver Sujet aussi court, une fois imprimé ; vraiment il me semblait s’agrandir et s’enfuir dans tous les sens... C’est une chose assez troublante qu’une œuvre qui n’est pas tout à fait œuvre écrite’ -’quand elle bouge encore’. Mais Breton regarde son texte d’un œil plus critique puisque le 18 juin il écrit à son dédicataire : “J’ai perdu pour moi toute complaisance. Je ne vous dédierais plus, aujourd’hui, ce Sujet .” Quant à Valéry, il apprécie cette page : “Savez-vous que cette espèce de prose m’a fort intéressé ? Quelques procédés rimbaldiques, peut-être certaines longueurs alourdissent ou désaxent ce monologue du poilu mental. Essayez de ne plus trop penser au grand Arthur. Il suffit d’y avoir pensé. Mais au travail il ne faut penser qu’à son affaire. Enlevez ce qui concerne les torpilles. Ce morceau vaut d’être repris. C’est un homme qui parle tout seul, à demi-voix, et tient des propos ni pour quelqu’un ni pour soi-même. A quand ce prosateur ?” Reverdy tient Sujet pour un “poème” et y voit une “orientation heureuse”, où le talent de Breton “trouvera mieux sa libre discipline”. (retour au texte)























29.Ouvr. cité, p. 29-30. (retour au texte)


30.Ibid. (retour au texte)





















31 L’art des fous la clé des champs (1949), dans La Clé des champs (1953). (retour au texte)

















32.Breton a eu vingt ans en février 1916. (retour au texte)



















33.Lettre à Paul Valéry, 30 décembre 1916 : “[. .. ] j’ai été jeté dans l’offensive de la Meuse et dix jours, j’ai bien souffert dans une cave de Bras : blessures chaudes, odeur d’acétylène. Il fallait traverser un carrefour affreux dans la nuit toute noire. Les fusées éclairaient par intervalles les troncs fracassés, le feston des ruines, puis c’étaient de nouveau les pièges des trous. Je ne sais pas combien les impressions ressenties là peuvent être estimées. Il me semble à présent avoir éprouvé quelques heures de vertige assez agréable”. (retour au texte)



















34.“A.B. revient à la poésie au point où il l’avait laissée”, constate Fraenkel le 10 décembre (Carnets, ouvr. cité, p. 65). (retour au texte)


La rencontre d’André Breton avec la folie,

Saint-Dizier,

août/novembre 1916 :

Breton en bandoulière.


Jacques Vaché est traducteur sur le front tenu par les Anglais. Il envoie des dessins à ses amis.



Breton en bandoulière















Breton en bandoulière.






Breton en bandoulière.








Breton en bandoulière.
































l'Amour fou:

Au beau printemps de 1952 vous viendrez d'avoir seize ans et peut-être serez-vous tentée d'entrouvrir ce livre dont j'aime à penser qu'euphoniquement le titre vous sera porté par le vent qui courbe les aubépines... Tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions danseront, j'espère, nuit et jour à la lueur de vos boucles et je ne serai sans doute plus là, moi qui ne désirerais y être que pour vous voir. Les cavaliers mystérieux et splendides seront à toutes brides, au crépuscule, le long des ruisseaux changeants. Sous de légers voiles vert d'eau, d'un pas de somnambule une jeune fille glissera sous de hautes voûtes, où clignera seule une lampe votive. Mais les esprits des joncs, mais les chats minuscules qui font semblant de dormir dans les bagues, mais l'élégant revolver-joujou perforé du mot “ Bal ” vous garderont de prendre ces scènes au tragique. Quelle que soit la part jamais assez belle, ou tout autre, qui vous soit faite, je ne puis savoir. Vous vous plairez à vivre, à tout attendre de l'amour. Quoi qu'il advienne d'ici que vous preniez connaissance de cette lettre - il semble que c'est l'insupposable qui doit advenir - laissez-moi penser que vous serez prête alors à incarner cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je me sois jamais incliné. Que vous veniez de fermer un pupitre sur un monde bleu corbeau de toute fantaisie ou de vous profiler, à l'exception d'un bouquet à votre corsage, en silhouette solaire sur le mur d'une fabrique - je suis loin d'être fixé sur votre avenir laissez-moi croire que ces mots : “ L'amour fou ” seront un jour seuls en rapport avec votre vertige.


Ils ne tiendront pas leur promesse puisqu'ils ne feront que vous éclairer le mystère de votre naissance. Bien longtemps j'avais pensé que la pire folie était de donner la vie. En tout cas j'en avais voulu à ceux qui me l'avaient donnée. Il se peut que vous m'en vouliez certains jours. C'est même pourquoi j'ai choisi de vous regarder à seize ans, alors que vous ne pouvez m'en vouloir. Que dis-je, de vous regarder, mais non, d'essayer de voir par vos yeux, de me regarder par vos yeux.


Ma toute petite enfant qui n'avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle, vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s'est produite à l'heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu'aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d'osier. Même l'assez grande misère qui avait été et reste la mienne, pour quelques jours faisait trêve. Cette misère, je n'étais d'ailleurs pas braqué contre elle : j'acceptais d'avoir à payer la rançon de mon non-esclavage à vie, d'acquitter le droit que je m'étais donné une fois pour toutes de n'exprimer d'autres idées que les miennes. Nous n'étions pas tant... Elle passait au loin, très embellie, presque justifiée, un peu comme dans ce qu'on a appelé, pour un peintre qui fut de vos tout premiers amis, l'époque bleue. Elle apparaissait comme la conséquence à peu près inévitable de mon refus d'en passer par ou presque tous les autres en passaient, qu'ils fussent dans un camp ou dans un autre. Cette misère, que vous ayez eu ou non le temps de la prendre en horreur, songez qu'elle n'était que le revers de la miraculeuse médaille de votre existence : moins étincelante sans elle eût été la Nuit du Tournesol.


Moins étincelante puisque alors l'amour n'eût pas eu à braver tout ce qu'il bravait, puisqu'il n'eût pas eu, pour triompher, à compter en tout et pour tout sur lui-même. Peut-être était-ce d'une terrible imprudence mais c'était justement cette imprudence le plus beau joyau du coffret. Au-delà de cette imprudence ne restait qu'à en commettre une plus grande : celle de vous faire naître, celle dont vous êtes le souffle parfumé. Il fallait qu'au moins de l'une à l'autre une corde magique fût tendue, tendue à se rompre au-dessus du précipice pour que la beauté allât vous cueillir comme une impossible fleur aérienne, en s'aidant de son seul balancier. Cette fleur, qu'un jour du moins il vous plaise de penser que vous l'êtes, que vous êtes née sans aucun contact avec le sol malheureusement non stérile de ce qu'on est convenu d'appeler “ les intérêts humains ”. Vous êtes issue du seul miroitement de ce qui fut assez tard pour moi l'aboutissement de la poésie à laquelle je m'étais voué dans ma jeunesse, de la poesie que j’ai continué à servir, au mépris de tout ce qui n'est pas elle. Vous vous êtes trouvée là comme par enchantement, et si jamais vous démêlez trace de tristesse dans ces paroles que pour la première fois j'adresse à vous seule, dites-vous que cet enchantement continue et continuera à ne faire qu'un avec vous, qu'il est de force à surmonter en moi tous les déchirements du coeur. Toujours et longtemps, les deux grands mots ennemis qui s'affrontent dès qu'il est question de l'amour, n'ont jamais échangé de plus aveuglants coups d'épée qu'aujourd'hui au-dessus de moi, dans un ciel tout entier comme vos yeux dont le blanc est encore si bleu. De ces mots, celui qui porte mes couleurs, même si son étoile faiblit à cette heure, même s'il doit perdre, c'est toujours. Toujours, comme dans les serments qu'exigent les jeunes filles. Toujours, comme sur le sable blanc du temps et par la grâce de cet instrument qui sert à le compter mais seulement jusqu'ici vous fascine et vous affame, réduit à un filet de lait sans fin fusant d'un sein de verre. Envers et contre tout j’aurai maintenu que ce toujours est la grande clé. Ce que j'ai aimé, que je l'aie gardé ou non, je l'aimeraitoujours. Comme vous êtes appelée à souffrir aussi, je voulais en finissant ce livre vous expliquer. J'ai parlé d'un certain “ point sublime ” dans la montagne. Il ne fut jamais question de m'établir à demeure en ce point. Il eût d'ailleurs, à partir de là, cessé d'être sublime et j'eusse, moi, cessé d'être un homme. Faute de pouvoir raisonnablement m'y fixer, je ne m'en suis du moins jamais écarté jusqu'à le perdre de vue, jusqu'à ne plus pouvoir le montrer. J'avais choisi d'être ce guide, je m'étais astreint en conséquence a ne pas démériter de la puissance qui, dans la direction de l'amour éternel, m'avait fait voir et accordé le privilège plus rare de faire voir. Je n'en ai jamais démérité, je n'ai jamais cessé de ne faire qu'un de la chair de l'être que j'aime et de la neige des cimes au soleil levant. De l'amour je n'ai voulu connaître que les heures de triomphe, dont je ferme ici le collier sur vous. Même la perle noire, la dernière, je suis sûr que vous comprendrez quelle faiblesse m'y attache, quel suprême espoir de conjuration j'ai mis en elle. Je ne nie pas que l'amour ait maille à partir avec la vie. Je dis qu'il doit vaincre et pour cela s'être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu'il rencontre nécessairement d'hostile se fonde au foyer de sa propre gloire.


Du moins cela aura-t-il été en permanence mon grand espoir, auquel n'enlève rien l'incapacité où j'ai été quelquefois de me montrer à sa hauteur. S'il est jamais entré en composition avec un autre, je m'assure que celui-ci ne vous touche pas de moins près. Comme j'ai voulu que votre existence se connût cette raison d'être que je l'avais demandée à ce qui était pour moi, dans toute la force du terme, la beauté, dans toute la force du terme, l'amour - le nom que je vous donne en haut de cette lettre ne me rend pas seulement, sous sa forme anagrammatique, un compte charmant de votre aspect actuel puisque, bien après l'avoir inventé pour vous, je me suis aperçu que les mots qui le composent, page 66 de ce livre, m'avaient servi à caractériser l'aspect même qu'avait pris pour moi l'amour : ce doit être cela la ressemblance -j'ai voulu encore que tout ce que j'attends du devenir humain, tout ce qui, selon moi, vaut la peine de lutter pour tous et non pour un, cessât d'être une manière formelle de penser, quand elle serait la plus noble, pour se confronter à cette réalité en devenir vivant qui est vous. Je veux dire que j'ai craint, à une époque de ma vie, d'être privé du contact nécessaire, du contact humain avec ce qui serait après moi. Après moi, cette idée continue à se perdre mais se retrouve merveilleusement dans un certain tournemain que vous avez comme (et pour moi pas comme) tous les petits enfants. J'ai tant admiré, du premier jour, votre main. Elle voltigeait, le frappant presque d'inanité, autour de tout ce que j'avais tenté d'édifier intellectuellement. Cette main, quelle chose insensée et que je plains ceux qui n'ont pas eu l'occasion d'en étoiler la plus belle page d'un livre! Indigence, tout à coup, de la fleur. Il n'est que de considérer cette main pour penser que l'homme fait un état risible de ce qu'il croit savoir. Tout ce qu'il comprend d'elle est qu'elle est vraiment faite, en tous les sens, pour le mieux. Cette aspiration aveugle vers le mieux suffirait à justifier l'amour tel que je le conçois, l'amour absolu, comme seul principe de sélection physique et morale qui puisse répondre de la non-vanité du témoignage, du passage humains.


J'y songeais, non sans fièvre, en septembre 1936, seul avec vous dans ma fameuse maison inhabitable de sel gemme. J'y songeais dans l'intervalle des journaux qui relataient plus ou moins hypocritement les épisodes de la guerre civile en Espagne, des journaux derrière lesquels vous croyiez que je disparaissais pour jouer avec vous à cache-cache. Et c'était vrai aussi puisqu'à de telles minutes, l'inconscient et le conscient, sous votre forme et sous la mienne, existaient en pleine dualité tout près l'un de l'autre, se tenaient dans une ignorance totale l'une de l'autre et pourtant communiquaient à loisir par un seul fil tout-puissant qui était entre nous l'échange du regard. Certes ma vie alors ne tenait qu'à un fil. Grande était la tentation d'aller l'offrir à ceux qui, sans erreur possible et sans distinction de tendances, voulaient coûte que coûte en finir avec le vieil “ ordre ” fondé sur le culte de cette trinité abjecte : la famille, la patrie et la religion. Et pourtant vous me reteniez par ce fil qui est celui du bonheur, tel qu'il transparaît dans la trame du malheur même. J'aimais en vous tous les petits enfants des miliciens d'Espagne, pareils à ceux que j'avais vus courir nus dans les faubourgs de poivre de Santa Cruz de Tenerife. Puisse le sacrifice de tant de vies humaines en faire un jour des êtres heureux! Et pourtant je ne me sentais pas le courage de vous exposer avec moi pour aider à ce que cela fût.


Qu'avant tout l'idée de famille rentre sous terre! Si j'ai aimé en vous l'accomplissement de la nécessité naturelle, c'est dans la mesure exacte où en votre personne elle n'a fait qu'une avec ce qu'était pour moi la nécessité humaine, la nécessité logique et que la conciliation de ces deux nécessités m'est toujours apparue comme la seule merveille à portée de l'homme, comme la seule chance qu'il ait d'échapper de loin en loin à la méchanceté de sa condition. Vous êtes passée du non-être à l'être en vertu d'un de ces accords réalisés qui sont les seuls pour lesquels il m'a plu d'avoir une oreille. Vous étiez donnée comme possible, comme certaine au moment même où, dans l'amour le plus sûr de lui, un homme et une femme vous voulaient.


M'éloigner de vous! Il m'importait trop, par exemple, de vous entendre un jour répondre en toute innocence à ces questions insidieuses que les grandes personnes posent aux enfants : “ Avec quoi on pense, on souffre? Comment on a su son nom, au soleil? D'où ça vient la nuit? ” Comme si elles pouvaient le dire elles-mêmes! Étant pour moi la créature humaine dans son authenticité parfaite, vous deviez contre toute vraisemblance me l'apprendre...


Je vous souhaite d'être follement aimée.


Extrait de l'Amour fou d'André Breton.


















David

“ Des fois des bêtises, des fois des choses vraies, des fois on se réveille et le rêve il est terminé, dans mes rêves, il y a le travail et des fois des choses qui se machinent pas.

En ce moment, à l’atelier, on a n’a pas trop de travail, c’est chiant de toujours faire le même boulot. ”

C.A.T de l'I.M.E.



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Marguerite Bonnet, grande spécialiste des œuvres de Breton a publié dans la revue Art et psychanalyse, numéro intitulé’Folie et psychanalyse dans l’expérience surréaliste’ cet article sur le séjour de Breton à Saint-Dizier.







Au début de l’été de 1916, André Breton s’est décidé à “détourner sa vie de son cours”, comme il l’écrit à Apollinaire le 15 août, et a demandé de Nantes son affectation au Centre neuro-psychiatrique de Saint-Dizier :


“Étaient dirigés sur ce centre les évacués du front pour troubles mentaux (dont nombre de délires aigus), d’autre part divers délinquants en prévention de Conseil de guerre pour lesquels un rapport médical était demandé. Le séjour que j’ai fait en ce lieu et l’attention soutenue que j’ai portée à ce qui s’y passe ont compté grandement dans ma vie et ont eu sans doute une influence décisive sur le déroulement de ma pensée”.3


Il convient donc de s’arrêter, autant que les documents le permettent, sur ces mois de Saint-Dizier où il séjourne de la fin de juillet à novembre 1916.



La psychiatrie comme renoncement à la poésie.


La démarche qui l’y a conduit procède de motivations complexes d’importance inégale, que les lettres du mois d’août à Valéry, Apollinaire, Théodore Fraenkel, l’ami de longue date, comme lui étudiant en médecine mobilisé à Nantes, essaient de démêler : volonté de mettre à distance “I’obsession poétique”, désir d’acquérir une méthode de connaissance de soi-même, curiosité pour les désordres de l’esprit, peur pour lui-même de la folie, et peut-être, à l’arrière-plan, broussailles sentimentales. Tout l’été sera rempli d’oscillations, de partis successivement pris et abandonnés : embrasser une carrière de médecin psychiatre en renonçant totalement à la poésie. Mais son culte ancien ne se laisse pas aisément détruire, bien que tende à le remplacer, surtout pendant les premières semaines de ce séjour, une passion pour la psychiatrie devant laquelle, fidèle à sa nature, Breton, dès son arrivée, réagit par l’enthousiasme. Il écrit aussitôt à Fraenkel:


“Est-ce vrai ? Les événements toujours prendront-ils un tour heureux pour moi ? La salle Italie est tout un poème d’Apollinaire avec ses lambris blancs (que je verrai laque) et cette frise tricolore, nationale à plus large bande verte. J’ai lu d’étranges vers aux murs des cabanons, admiré de purs dessins. “Jolies courses et touchante putain : l’Etoile filante en plein Jour”. Il ressortait de quelques ombres soignées que c’étaient des Vallotton. La richesse en couleurs de la pièce ou j’écris m’enchante : drapeaux sur feuillage, aéroplanes japonais de papier, plafonds blancs, nègre d’encre sur le seuil, aquarelles de fous ! Saint-Dizier est accueillante ainsi que le docteur Leroy, médecin-chef de Ville-Evrard. [...] Leroy n’est pas fâché de m’avoir. Il oubliait d’être chef de centre neurologique. Charmant, familier, il se contente de ma société quelques heures par soir et m’offre le thé chez lui.

Je n’ai qu’à examiner les malades. 3 X 7 =

Quels sont les alliés de la France ? Avez-vous entendu parler de Jeanne d’Arc ? Et je manipule l’oscillomètre sphygmométrique...

On vous faisait du mal, mon petit ?

Je viens de sauver d’une ignorance de plusieurs mois un passable tabès (Leroy est tout fier). Il est vincentiste et guérit les dysarthries par de l’ipéca”.


Le docteur Raoul Leroy qui dirige le centre de Saint-Dizier inspire à son nouvel interne une admiration extra-médicale dont il fait part à Fraenkel :


“C’est une figure étrange, avec ses cheveux bleus en vieille brosse, ses yeux d’azur clair, sa tête en cube, ses creux sillons naso-labiés, sa vareuse défraîchie. Il est doux, superbement lucide, blasphème avec élégance et lit La Croix”.

Le docteur Leroy lui prête des ouvrages de psychiatrie, lui parle de Charcot et des sujets dont l’observation a nourri les études sur l’hystérie mais Breton se refuse à accepter certaines explications qu’il juge courtes.


“Curieux encore enfantinement, je voudrais connaître le fin mot de l’hystérie. Leroy, que j’ai tenu quelques heures sur ce sujet est intriguant. “Charcot ? La perversité des hystériques ? Bast, toutes les femmes ne sont-elles pas putains ? Et Luys ? ... Clarisse, Rachel, très bien connues : elles se foutaient de lui. Moi je les ai...” Non”4.


Le jeune étudiant lit soigneusement les ouvrages qui assuraient à l’époque la formation de base des étudiants en psychiatrie et conseille leur étude à Théodore Fraenkel qu’il espère entraîner dans la même voie : le Précis de psychiatrie du docteur Régis, qu’il appelle “le Faguet de la psychiatrie”, le Traité de pathologie mentale de Gilbert Ballet et ses Leçons de clinique médicale sur les psychoses et les affections nerveuses, l’Introduction à la médecine de l’esprit de Maurice de Fleury, qualifié pour Fraenkel de “délicieux roman”, les Leçons cliniques sur les maladies mentales de Magnan, les Leçons sur les maladies du système nerveux de Charcot, l’ouvrage de Constanza Pascal sur La Démence précoce, tout imprégné des idées de Kraepelin dont Breton a vraisemblablement connu dès ce moment l’Introduction à la psychiatrie clinique traduite en 1907. Ces ouvrages doivent conjurer en lui l’amour de la poésie, comme il ressort de cette confidence faite à Fraenkel le 25 septembre, au petit matin :


“J’accorde cette heure de chaque jour à la poésie, pour séduire l’aube qui me l’enseigne sous les pommiers. Je regrette mes rêves évaporés de la nuit, des sonnets de Mallarmé me reviennent par lambeaux. Comme le reste du jour se passe à démembrer la pensée des autres, que la récolte outrageante est suffisamment riche, […] je n’honore d’aucun regard les photographies, les livres qui me tendent le piège de ma vie passée quand le soir est venu... Je tromperai, j’espère, jusqu’à ces vestiges de la première heure, je bannirai toute flamme guetteuse, je resterai aux mots sûrs, qui ne compromettent pas. [...] Démence précoce, paranoïa, états crépusculaires.

O poésie allemande, Freud et Kraepelin !”


Il s’intéresse également à la neurologie, recherche un exposé, paru en 1913, des travaux scientifiques du docteur Babinski, qui a inauguré la séparation de la neurologie et de la psychiatrie en montrant l’absence d’atteinte neurologique dans l’hystérie. Le 18 novembre, il déclare à Fraenkel :


“Je suis peut-être à la veille d’éprouver une admiration bizarre et, comme d’ordinaire, bruyante pour le docteur Babinski. J’examine avec complaisance les progrès de ma volonté : je fais occuper par un ami la place d’externe vacante à la clinique neurologique de la Pitié. Je saurai ainsi ce qui me plaira”.


L’expérience dut être positive car, en 1917, Breton parviendra à être versé dans le service du docteur Babinski dont, écrira-t-il en 1962 dans une note de l’édition revue de Nadja, il “garde grand souvenir” :


“Je m’honore toujours de la sympathie qu’il m’a montrée-l’eût-elle égaré jusqu’à me prédire un grand avenir médical ! - et, à ma manière, je crois avoir tiré parti de son enseignement, auquel rend hommage la fin du premier Manifeste du surréalisme”.


Un ouvrage de Babinski, dédicacé à son jeune interne provisoire, toujours présent dans la bibliothèque de Breton, témoigne de l’estime dans laquelle l’illustre médecin le tenait.


Sa formation psychiatrique, pour brève qu’elle ait été, apparaît donc d’un sérieux réel, que l’on mesure au nombre de citations, de discussions, de commentaires qui émaillent les lettres à Fraenkel. Breton songe vraiment à préparer l’internat de la Salpetrière, avec Fraenkel s’il se peut, et à faire une carrière de “médecin d’asile”. Il se montre parfaitement informé de la nosographie psychiatrique du temps qui distingue les états psychopathiques primitifs (psychopathies - maladies ; psychopathies-infirmités), correspondant à peu près aux psychoses actuellement décrites, des états associés (psychopathies associées aux états infectieux, intoxications) et des maladies du système nerveux (affections cérébrospinales : paralysie générale, artériosclérose ; névroses : épilepsie, hystérie, neurasthénie). Il utilise la classification des états psychopathiques primitifs telle qu’elle est donnée par Régis :


I. PSYCHOPATHIES-MALADIES OU PSYCHOSES


I. - Psychoses Généralisées :


A. - Manie et mélancolie (folie maniaque dépressive)


a) Manie :

1° Manie aiguë : manie aiguë typique ; manie subaiguë (excitation maniaque hypomanie).

2° Manie chronique : manie chronique simple ; manie chronique avec délire systématisé secondaire.


b) Mélancolie ou lypémanie :

1° Mélancolie aiguë : mélancolie aiguë typique ; mélancolie subaiguë (dépression mélancolique).

2° Mélancolie chronique : mélancolie chronique simple ; mélancolie chronique avec délire systématisé secondaire.


c) Manie et mélancolie par accès :

1° Manie rémittente et intermittente.

2° Mélancolie rémittente et intermittente.

3° Manie-mélancolie (folie à double forme).


B. - Confusion mentale et démence précoce


1° Confusion mentale typique : simple ou asthénique ; délirante (délire onirique).

2° Confusion mentale aiguë : stupide (stupidité) ; agitée (confusion aiguë hallucinatoire).

3° Contusion mentale chronique.

4° Démence précoce : catatonique ; hébéphrénique ; paranoïde.


II. - Psychoses Essentielles :


Psychose systématisée progressive


1° Délire hypocondriaque.

2° Délire de persécution, religieux, jaloux, érotique, etc.

3° Délire ambitieux.





II. PSYCHOPATHIES-INFIRMITES OU INFIRMITÉS PSYCHIQUES


I. - Infirmités Psychiques d’Evolution (dégénérescence) :


A. - Désharmonies

dégénérés supérieurs, dégénérescents)

1° Défaut d’équilibre.

2° Originalité, excentricité.


B. - Dégénérescences

(dégénérés moyens ou proprement dits)

1° Dégénérescences simples.

2° Dégénérescences avec psychoses.


C. - Monstruosités (dégénérés inférieurs)

1° Imbécillité.

2° Idiotie.

3° Crétinisme.


II. - Infirmités psychiques d’involution (déchéances) :


Démence primitive

1° Démence simple.

2° Démence avec psychose.



Curieusement, c’est à lui-même qu’il va aussi appliquer ces notions, car, à l’instar de Rimbaud, l’obsession poétique lui fait redouter la folie. Fraenkel est toujours le confident de ces craintes :


“Une crise intellectuelle très douloureuse brise mes forces. Elle est connue sous le nom de psychopathophobie ! Je me suis consacré un peu trop exclusivement ces derniers jours à l’examen des malades. C’est rouvrant les Illuminations que j’ai pris peur. Ne trouvant plus’sacré’ le désordre de l’esprit, je m’agitais sur l’aboutissement de la méthode littéraire : faire venir sur quelque sujet de multiples idées, choisir entre cent images. L’originalité poétique y réside. “Ma santé fut menacée. La terreur venait”, dit Rimbaud. Je viens de connaître le même ébranlement sous le coup de ces nouveautés. Des phrases comme :’Ma jeunesse, - M. Le Major - je viens d’absorber du lait qui, j’espère, vous la fera paraître blanche’ ou : “ depuis vingt-trois mois, je prostitue ma peau au canon de l’ennemi “, ne voilà-t-il pas des images étonnantes, à des échelons plus haut que celles qui nous viendraient ? Cependant je ne puis trouver pour cela d’admiration. L’anormité des crânes, les fameux prognathismes de ces gens s’y opposent. Je me borne à leur jalouser quelques fonctions intellectuelles, parfois. Souvent aussi, je me vante nos différences et à l’encontre de mon dessein poétique je tends encore à m’éloigner d’eux. Comprends-tu, je crains que cette dernière réaction exécute en moi la poésie. . . Pardon si déjà’je ne sais plus parler’.

Le sujet d’études me passionne. Enfin : je pourrai rire des psychologues amateurs, en sachant bien plus qu’eux ! ”5


Le commentaire que donne Fraenkel à de tels propos dans ses Carnets 1916-1918 tout récemment publiés est significatif :


“Br. dans son hôpital de fous s’émeut et s’épouvante de voir des aliénés plus grands poètes que lui” (19 août).6


Et quelques jours plus tard, perplexe devant le dilemme implacable que Breton s’impose, il note :


“Br. évolue vers le plus terrible drame : abandon de sa jeunesse, abjuration de l’art. Pourquoi ? ” (30 août).


“Mes supplications n’empêchent pas A.B. de prétendre avoir abjuré. Son diagnostic : dégénéré supérieur, la règle : incurabilité, mais il semble y échapper, multiplie les affirmations d’indifférent dédain pour son passé. L’art est à ses yeux une femme lâchée. Je souffre égoïstement aussi, car me voilà seul, séparé du monde aimé, oui, seul, et résisterai-je ? Les jours de boue et de pluie se pressent. Les malades m’intéressent relativement. L’âne de Buridan”

(5 septembre).7


“Je suis passé par Saint-Dizier. [...] La transformation d’A.B. est effrayante. Il me contraignit toute la soirée à l’écouter sur la démence précoce, et m’intéressa, moi passif! comme toujours. . .” (29 octobre) 8


Frappé par la notion de “désharmonie”, Breton recopie sur plusieurs pages pour Fraenkel 9 la description que donne Régis des désharmoniques, comme tableau extrême de sa propre instabilité et de ses contradictions :


“Ce sont des êtres complexes, hétérogènes, formés d’éléments disproportionnés, de qualités et de défauts contradictoires, aussi bien doués par certains côtés qu’ils sont insuffisants par d’autres. Dans l’ordre intellectuel, ils possèdent quelquefois à un très haut degré les facultés d’imagination, d’invention et d’expression, c’est-à-dire les dons de la parole, des arts, de la poésie. Ce qui leur manque de façon plus ou moins complète, c’est le jugement, la rectitude d’esprit et surtout la continuité, la logique, l’unité de direction dans les productions intellectuelles et les actes de la vie. Il en résulte qu’en dépit de leurs qualités souvent supérieures, ces individus sont incapables de se conduire de façon raisonnable, de poursuivre régulièrement l’exercice d’une profession qui semble bien au-dessous de leurs capacités, de surveiller leurs intérêts et ceux de leur famille, de faire prospérer leurs affaires, de diriger l’éducation de leurs enfants, si bien que leur existence, sans cesse recommencée, n’est pour ainsi dire qu’une longue contradiction entre l’apparente richesse des moyens et la pauvreté des résultats. Ce sont des utopistes, des théoriciens, des rêveurs, qui s’éprennent des plus belles choses et ne font rien. Le public, qui ne voit d’eux que les dehors brillants, les apprécie et les admire souvent comme des artistes, comme des hommes supérieurs. Mais la médaille change de face pour ceux qui les suivent de près et qui partagent leur existence : ceux-là voient les défectuosités, les incapacités, les mauvais penchants : ils en sont non seulement les témoins mais les victimes. Car, en dehors de leur impondération mentale, ils offrent encore soit un excès de sensibilité émotive, soit au contraire un manque absolu de sensibilité ; de la diminution ou de l’absence de sentiments affectifs ; de la perversion ou du défaut de sens moral ; de l’aboulie avec prédominance visible de la spontanéité sur la réflexion et la volition. D’où leur mobilité, leur instabilité, leur irrésolution, leurs alternatives d’apathie et d’activité, d’excitation et de torpeur, leurs accès d’emportements violents comme leurs crises de désespoir pour les motifs les plus futiles et les plus légers. Dans certains cas enfin, on peut déjà constater chez eux l’existence de quelques-uns des stigmates physiques qui caractérisent l’état de dégénérescence (E. Régis - Désharmonique).”

Ouf ! ô gai miroir...

Comme je veux à tout prix me sauver, qu’il m’est venu du danger la conscience très nette, ils se peut que je guérisse ? Et je suis prêt à faire vœu d’oublier ce qui m’a nui. Je sacrifierai tout (sans emphase). Mes derniers vers sont peut-être écrits. Pour la première fois je songe à abjurer l’art. Hé ! mes pays chauds ? - Quelques jours encore : il faut que rien ne trouve grâce. Dis-moi, surtout : que puis je ?

La psychiatrie m’enthousiasme. [. . .] L’étonnante page de Régis!”


Une autre fois, c’est une opinion de Ballet qui le retient assez pour qu’il l’envoie à Fraenkel :


“Je me suis demandé si la circularité n’était pas une loi de fonctionnement de notre système nerveux, si nous n’étions pas tous, à quelque degré, des circulaires, et si l’état pathologique qui constitue la folie périodique dans sa forme la plus caractéristique (manie-mélancolie) n’était pas le grossissement et l’énorme amplification d’une manière d’être qui nous est à tous habituelle. Le mot lunatique est excellent. Griesinger a vu des cas où régulièrement à une saison, par exemple en hiver, il survient une profonde mélancolie, puis, au printemps, celle-ci fait place à la manie, qui à son tour, en automne, dégénère peu à peu en mélancolie”.


Et un peu plus loin, dans cette même lettre datée de la Toussaint :


“ ... La dégénérescence mentale est une infirmité psychique dont l’idiotie est un échelon. Par définition, elle est incurable. C’est Magnan qui l’a décrite, un homme que nous n’aurions pas aimé. Au sens où nous nous l’appliquons, il s’agirait de déséquilibre supérieur. J’ai peur que cela n’ait pas de sens, le cerveau normal n’étant qu’un type moyen dont les facultés s’élèvent à de certains niveaux affectifs, intelligents ou volitifs précis. Il n’est pas indispensable d’y atteindre tout à fait ni de tout-à-fait s’y borner”10

Peut-être faut-il trouver dans cette loi de circularité de Ballet le point de départ d’une conviction qui, élargissant sa plus constante expérience, ne quittera plus Breton et, jusqu’à la fin, commandera sa vision de la vie comme une succession d’équilibres précaires, éternellement à refaire. “Balances de la vie”, dit un beau vers de 1923. Un passage de l’Introduction au discours sur le peu de réalité de 1925 invite à le penser, même si c’est non plus une loi de Ballet mais la loi des compensations du philosophe Azaïs qui s’y formule,


“la terrible loi psychologique des compensations [.. .] en vertu de laquelle il semble que nous ne pouvons manquer bientôt de payer cher un moment de lucidité, de plaisir ou de bonheur, et, il faut bien le dire aussi, que notre pire effondrement, notre plus grand désespoir nous vaudront une revanche immédiate ; que l’alternance régulière de ces deux états, comme dans la psychose maniaque-dépressive, suppose de l’un à l’autre la rigoureuse équivalence, au point de vue intensité, de nos émotions en bien et en mal, la terrible loi psychologique des compensations laisse de côté l’indifférent, c’est-à-dire dans la balance du monde la seule chose qui ne soit pas susceptible de tare”.


Mais l’intérêt pour la folie dépasse le désir de s’en préserver ; il s’accompagne bien vite du sentiment de la souffrance qui la suit et d’un recul devant la dégradation physique qu’elle entraîne. Une lettre du 16 août, toujours à Fraenkel, nuance singulièrement l’enthousiasme de l’arrivée :


“Appeler cela désorientation ?

Plutôt j’aimerais épuiser en quelques phrases sincères, j’entends dénuées des tournures qui les faussent, un état de trouble. La salle, ai je dit, fait gai. Ce que le mot’détresse’ me parut rendre de l’expression de ces visages d’hommes et de l’allure des corps par le froid, le déteint, le sale et le dépaysé, n’est plus tout. L’échec de toute persuasion (insinuée comme en amour) contre une idée déraisonnable au premier chef et l’amère obstination des fronts, les paupières cernées, le regard chargé de cette supplication d’un secours impossible, inconnu... m’affligent. Il y a, songe, dans l’air l’image de plusieurs mondes imaginaires, merveilleux. (Je suis jaloux de ma lucidité.) - On vit dans plusieurs planètes à la fois. Psychologue de cerveaux dissemblables, on les étudierait par rapport à leur représentation du même objet, à la déduction d’une même idée. Je ne suis pas psychologue. Entreprendre telle science, je ne sais par où ?

Je goûte mieux qu’il fasse du soleil. Mais que font mal ces couleurs vives et ces boiseries claires ! Scène inculte, indigne du drame. Une pièce du Grand Guignol au Pré Catelan”.


Deux mois plus tard, la scène du drame lui paraît horrible :


“Mes yeux fuient en t’écrivant les dessus de lit sales et les traversins difformes. J’ai peur (amuse-toi) des oreillons. La salle où je me tiens ordinairement baigne dans le formol.

- Avide, tu te délectes. Petite Jeanne d’Arc en plâtre sur un socle tricolore, tables de nuit, jaunes plantes vertes. Affreux ! Plus tard, quand nous serons médecin-adjoint, nous aurons des lits, des fleurs et des anges”11



Observations médicales.


Cependant, il poursuit avec assiduité l’observation des malades et recopie pour Fraenkel certains de leurs écrits en gardant leur orthographe aberrante et en essayant de reproduire leurs particularités d’écriture ou bien il rapporte leurs propos, les résume :


“La guerre est finie. Les Boches sont tombés sur un bec de gaz. -A l’hôpital, mais je ne suis pas plus malade qu’un autre et je peux boire toute la journée sans me saouler. Je suis connu dans le corps d’armée pour être un poivrot.


Oui, j’ai pas mal fait la bombe. Faut pas me monter le cou. Cause à l’autre. On est le 19 ou le 20, mais je m’en fous. J’ai été évacué sur Martigny les Bains. Il y avait des sœurs, de belles demoiselles et un médecin-vétérinaire de première classe. Moi, je suis le premier du monde. Très capable. Les généraux Joffre, Castelnau, Cadorna pour l’Italie, Broussiloff et Kouropatkine ne me valent pas”.


“Quel âge a ta sœur ? - Quatre.

Qu’est-ce qu’elle fait ? - Travaille.

A-t-elle fait sa première communion ? - Oh ! oui.

Quel âge as-tu ? - ...

Quel jour sommes-nous ? - ...

Combien y-a-t-il de jours dans la semaine ? - Trois.

De mois dans l’année ? - ...


Combien gagnais-tu par jour ? Tu sais bien, il faut gagner de l’argent pour vivre ?

-A vivre …trois …

Tu as été blessé ? - Moi, ça m’est égal, moi.

Étais-tu à Verdun ou dans l’Argonne ? - Si vous voulez.

Tire la langue. - Non, je n’en ai pas pour le moment encore”.


“Musique qui ma pas été pour moi, car c’était pour se ficher de moi. Ainsi qu’au camarade, pour le moment m’ont rien dit. Il n’y avait que les autres jours qu’il m’en voulais un peu. ..Ainsi comme moi il y a des moments que je ne suis pas à moi ; je ne sais où aller ; mais dès cette après-midi je me trouve mieux mais je pense. Ainsi qu’à l’hôpital je ne me suis pas plain”.


“Au-Mémoire, de mont - Service - Actifes

Plusse Réserve, ossi-que-Territorialles. J’ai-fait-MontService-Actiffe-de 1897-à-1900 - à - Mont-de-Marsan -Landes-Je-fus-Nomée-de le classe, - le 24, de Juin, 98, plusse. Moniteur de la Classe...

Je fus, dont, si foie, au feu”.


“Monsieur le Major j’oublier de vous faire parvenir les pilules ainsi que le vin de la pensée Je vous salue”.


“452 plus 321 Je par de l’hôpital du collège de Barleduc

35 je vait à ma Compagnie cherché ma permission.

17 De là je boie une bouteille de vin avec mon capitaine et

972 quelque biscuit avec mon beau-frère et m’es deu lieutenants et avenir mon adjudant et 4 ou 5 sergent sans oublier le sergent Major mon voisin et le sergent Lecour et Argentin adjudant et - Esoufre mon sergent de section depui deux années, jamais eu d’observention pendant 2 ans que des félicitations et mangé avec mes sergent depuit in an, ordre du lieutenant Homais avocat au Havre qu’est avec moi depuit le 2 août 1914 et qui m’a venté partout mon travail et ma propreté et ma conduite bonne. de là je revient à l’opital, je vat à Barleduc et je per pour Paris à 4 et demi je reste 23 jours à Paris je me repose un moi et apre nous verrons petit deux”12.


“J’ai passé mon dimanche avec un paralytique général. Aussi je suis très las, mais ne me reproche rien. Je n’ai pas été oisif une minute. Le temps a passé !” 13


“Un de mes malades, atteint de délire d’interprétation, pense que cet encrier est là dans un but précis, que son couvercle est ébréché suivant une condition d’expérience, que cette miette devait tomber à cet unique endroit, que les dessins de l’arroseur ne sauraient être autres qu’ils sont. Rien n’existe que par rapport à lui. (Je voudrais lire Fichte)”14


“Ce 15 septembre 1916 j’aurai dépisté une paralysie radiale ingénument trompeuse [...] et j’aurai même eu, devant quatre diagnostics du Dr Cruchet, chef du Centre neurologique de Bar-le-Duc, infirmés par moi, des idées de grandeur insensées. Les voici pour mémoire :

un affaiblissement intellectuel,’hallucinations mystiques’ ! était une démence précoce,

une P.G. ou démence précoce, de la débilité mentale, un délire hypocondriaque, une démence sénile,

une P.G. à la phase d’excitation, un éthylisme chronique.


Quelques chapitres scientifiques (? ? La Psychoanalyse... de Régis et Hesnard) enfin lus, je m’endormirai sur mes lauriers”15


“Il y a dans notre service un jardinier qui fait du puérilisme mental.

Il dispose en jolis dessins les petits cailloux de la cour. Dément d’ailleurs, ce qui revient à dire : condamné à mort. Un petit garçon de dix-neuf ans s’est fait tatouer sur l’avant-bras le portrait, toute nue, de sa petite amie Ninette. Interprétant comme le professeur autrichien, il a dans son délire polymorphe des idées érotiques charmantes”16


“Délicieux chromo venu sous la plume d’un colon algérien, 19 ans, 3e tirailleurs (en guise d’autobiographie). Prévention de conseil de guerre pour abandon de poste, dissipation d’armes et d’équipement...

En Algérie c’est comme partout il y a des voleurs il y a des canailles il y a des apaches il y a de braves gens, ce qu’il y a surtout c’est le cafard, ce maudit scarabée qui trotte partout dans les cervelles c’est la maladie que donne le bled quand le blé commence à mûrir dans les champs que l’orge commence à attirer le regard du yaouled pour venir le couper le soir quand la lune éclairera le champ. Je suis donc d’Algérie de ce pays charmant pour ses figuiers de barbarie et ses belles phatmas et mon histoire a quelque chose qui a du charme...

Je n’ai pas encore interrogé ce malade, impertinent page moderne en chéchia. Son écriture est prometteuse, à peu près ceci : Monsieur le Major17. Il me fait l’impression d’un dégénéré”18.



Première initiation à la psychanalyse


On a vu que l’ombre du “professeur autrichien” traversait ces notes. C’est en effet dès le début de ce séjour à Saint-Dizier que Breton découvre l’œuvre de Freud à travers le Précis de psychiatrie du Dr Régis et l’ouvrage que celui-ci écrivit en collaboration avec le Dr Hesnard, La Psychoanalyse, publié chez Alcan en 1914. Régis et Hesnard lui avaient consacré un article dans L’Encéphale en 1913 mais on peut dire que Freud était alors à peu près inconnu en France où ses livres ne commenceront à être traduits qu’à partir de 1921. L’intérêt de Breton paraît avoir été immédiat; dès le 31 août, il recopie pour Fraenkel le résumé des théories freudiennes que donne le Précis de psychiatrie :


“La psychologie de Freud repose sur une conception dynamique de la vie psychique considérée comme un système en évolution de forces antagonistes ou composantes, dont le sujet ne connaît qu’une faible partie, faite d’éléments conscients, par opposition aux éléments inconscients, beaucoup plus nombreux et surtout plus actifs dans le déterminisme de notre activité mentale.

Ces forces inconscientes, au pouvoir potentiel ou kinétique, sont attachées à des complexes, idées plus ou moins compliquées, nullement logiques et toujours empreintes d’une tonalité affective prononcée qui en mesure l’énergie. Les complexes président, à notre insu, au cours des phénomènes de conscience. Leur contenu généralement érotique - l’érotisme étant pris dans un sens très compréhensif propre à cette doctrine et considéré comme influençant toute la mentalité depuis la plus tendre enfance - se rattache à un ou plusieurs épisodes sexuels, parfois très anciens, de la vie du sujet, véritables traumas émotifs originels. Étant très fréquemment en opposition avec les tendances de la personnalité consciente de l’adulte, éduqué et soumis aux coercitions morales, éthiques et sociales de la civilisation, ils sont, chez certains, rejetés dans le subconscient et maintenus là par une force de résistance (Widerstand) durable qui dissimule ainsi leur existence. C’est le fait capital de la répression des complexes (Verdrangung) beaucoup plus marquée chez le malade que chez l’homme sain. Comme ils n’en continuent pas moins à influencer fortement le flot des phénomènes psychiques, mais d’une façon détournée qui en défigure les manifestations extérieures, ils se traduisent au dehors par des phénomènes difficilement compréhensibles : chez l’homme sain par des tendances artistiques, littéraires, des particularités de caractère, des rêves, etc. ; chez le malade, par des obsessions, des hallucinations, des délires, des dissociations de la conscience et de la personnalité, en un mot par les symptômes de la névrose et de la psychose. Ces symptômes morbides sont donc, dans la théorie de Freud, la manifestation en quelque sorte symbolique ou, si l’on veut, l’équivalent des complexes psychiques refoulés et dérivés.


Cela étant, le psychiatre viennois proclame la nécessité de rechercher et de découvrir, dans le subconscient, les complexes émotifs d’ordre habituellement sexuel qui ont donné naissance à l’état pathologique.


Tout d’abord il a employé dans la découverte et la mise à jour du processus psychologique générateur l’étude interprétative des rêves et la méthode de l’hypnose. Mais cette dernière n’étant pas applicable à tous les cas, il en est venu, avec Jung, à utiliser ceux de l’auto-analyse et des associations mentales. Dans la première, le sujet doit noter lui-même, avec la neutralité absolue d’un témoin étranger, indifférent ou, si l’on veut, d’un simple appareil enregistreur, toutes les pensées, quelles qu’elles soient, qui traversent son esprit. C’est ensuite à l’observateur à distinguer, dans la succession de ces manifestations idéatives, celles qui peuvent mettre sur la voie du complexe pathogène initial. Dans la méthode des associations mentales, ce complexe se révèle par les réponses associatives ou mots réactions du malade aux questions variées qui lui sont posées et par le retard de certaines d’entre elles, mesurées chronographiquement.


La psycho-analyse de Freud n’a pas seulement pour but de découvrir l’émotion sexuelle qui, à l’insu de l’individu, est devenue l’origine de son affection nerveuse ou mentale. Elle aboutit aussi, par voie de conséquence, et c’est là son principal objet, à une thérapeutique appropriée. La véritable cause psychologique connue et ramenée à la surface du conscient, il devient en effet possible, par des moyens surtout psychothérapiques, d’en atténuer ou d’en faire disparaître les effets.


Cette psycho-thérapeutique consiste dans la translation de l’inconscient dans le conscient, c’est-à-dire dans la mise en lumière des complexes pathogènes. Le malade, après de patientes recherches de la part du médecin, revit l’élément originel, généralement dans un sursaut émotif que ressent également le psychothérapeute (transfert, Ubertragung) et peut alors reconnaître le complexe, le considérer en face et le combattre efficacement avec l’appui moral du praticien.

Pouvant alors agir sur le complexe devenu conscient et ayant par là même perdu sa dangereuse puissance, le médecin, suivant le cas, fait appel à la raison adulte et assise du sujet pour détruire les effets d’une insuffisance antérieure et infantile du jugement (Verrurtheilung), utilise l’énergie du complexe réprimé en lui substituant des mobiles d’actes ou de pensées supérieurs ou non sexuels (sublimation, Sublimierung), ou enfin fait librement accepter au sujet une hygiène sexuelle bien comprise”.


Ces lignes constituent donc la première initiation de Breton à la psychanalyse. - Il ne les accompagne d’aucun commentaire mais, quelques jours plus tard, le 8 septembre, déclare avoir lu avec soupçon un article du Mercure de France intitulé Une psychose nouvelle : la psycho-analyse , pour le rejeter d’un seul mot : “Insanités, d’ailleurs” avec ces remarques : “J’ai failli envoyer une protestation. Non que la théorie me soit si chère ! Ému nouvellement toutefois”. Mais le 8 octobre, c’est Fraenkel qui se fait tancer :


“Je ne sais jusqu’à quel point j’excuse ta très grosse critique de la doctrine de Freud, étudiée peu attentivement, avec ton parti pris naïf de détracter”.


Pourtant, Fraenkel se montrera lui aussi retenu par le freudisme, du moins de manière momentanée, si l’on en croit sa remarque du 7 octobre :


“Depuis, j’ai connu la psychanalyse. Remué puis attiré par cette étonnante systématisation d’une folie, je l’ai quittée mais blessé. A.B., qui me l’a fait connaître, a été témoin de ma singulière réaction. Mais c’est une folie, et je n’y pense plus”19.


Jugement précipité de très jeune homme sans doute, aussi péremptoire et rapide que les emballements de Breton. Quant à ce dernier, il ne reniera pas cette première initiation qu’il remplacera au fil des années par une connaissance directe et plus large. Elle n’en a pas moins, dans ses insuffisances mêmes et ses lacunes, laissé des traces profondes : ainsi, dans le Manifeste de 1924, l’intérêt porté au rêve (dont Régis n’a pas bien mesuré le rôle dans la découverte freudienne) ne relève nullement des conceptions de Freud. Ce n’est pas le récit de rêve, pourtant pratiqué déjà dans le surréalisme, ni son analyse qui y sont mis en avant pour l’exploration des couches les plus profondes du mental mais la méthode des associations verbales sur laquelle Régis insiste. Quand, relatant en 1924 l’expérience de 1919 qui a conduit à l’écriture automatique, Breton la rattache à la méthode freudienne, il s’appuie très exactement sur ce qu’il a appris de Freud, à travers Régis :


“Je résolus d’obtenir de moi ce qu’on cherche à obtenir d’eux [les malades mentaux], soit un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s’embarrasse, par suite, d’aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée”20

Un peu plus loin dans le Manifeste, c’est l’expression même de Régis qui reparaît spontanément :


“[. . .] nous qui ne nous sommes livrés à aucun travail de filtration, qui nous sommes faits dans nos œuvres les sourds réceptacles de tant d’échos, les modestes appareils enregistreurs qui ne s’hypnotisent pas sur le dessin qu’ils tracent”21.


Ces constatations interdisent d’accepter les points de vue qui tendent à réduire l’importance de l’apport freudien dans la découverte ou la théorie de l’écriture automatique soit au bénéfice de la parapsychologie de Myers soit de Janet et de son Automatisme psychologique22. La psychanalyse, qui met l’accent sur la parole, par quoi s’établit la relation de l’analysant à l’analyste et se formule son rapport à lui-même et au monde, dans et par l’occultation du sens, devait d’autant plus fortement fixer l’attention de Breton que sa pratique quotidienne, à Saint-Dizier, accompagnant sa formation théorique, l’entraînait, on l’a vu, à écouter les malades mentaux et à interroger leur langage. Sans doute a-t-il manifesté son intérêt pour Freud devant le docteur Leroy car ce dernier lui propose, non sans malice, un sujet de thèse : le délire d’interprétation dans Freud.


“Un peu gros, commente-t-il pour Fraenkel, toutefois j’essaierai l’amusement avant mon internat. Quelques données en main et sitôt rentré à Paris. [...] Tu te dis peut-être, trompé par mes moqueries, que cette exaltation tombera comme d’autres. Non plus. Je sais la loi pour la rendre chronique. Je supporterai pour aboutir des années d’anatomie des membres et de l’abdomen”23.


Le contact avec la folie n’est donc pas resté livresque ; d’emblée concret et immédiat, il ouvre à Breton diverses voies de réflexion. Il le persuade d’abord que la folie ne se réduit pas à un déficit et qu’elle contient sans doute une des clés du problème poétique, bien qu’il compte un temps sur les études psychiatriques pour l’éloigner de la poésie. On le sent alerté par la question du rapport de l’art et de la folie, ce qui l’amène à relever telle remarque de Constanza Pascal :


“Les troubles des associations des idées chez les déments précoces se réduisent aux troubles de la puissance de cohésion des éléments psychiques. Dans la poésie, il y a souvent des associations par assonances, par contraste, etc., et des stéréotypies, mais chaque mot reste en harmonie avec l’idée principale :

Moi : -Encore pas toujours”24



Une lettre à Apollinaire confronte explicitement art et folie et esquisse une interrogation majeure :


“Rien ne me frappe tant que les interprétations de ces fous […]. Mon sort est, instinctivement, de soumettre l’artiste à épreuve analogue. De pareil examen je doute que Rimbaud sorte indemne (Une saison en enfer) et je regarde avec effroi ce qui va sombrer de moi avec lui.


Si c’est beaucoup de les croire peu accessibles que nous chérissons les joies de l’art et du rêve, où nous paraîtrait tenir - en un monde où, normalement, les plus lointains rapports d’idées, les plus rares alliances de mots s’établiraient - la poésie ? De leur exception se prévalent ici les improfitables lois ordinaires de la pensée”25


Que comprendre ici, sinon que ces lois ordinaires, dites “improfitables” puisqu’elles ne sont pas à la source des trouvailles poétiques, ne fondent leur domination que sur l’étendue de leur domaine opposée à la rareté des trouvailles ? Par ces réflexions, Breton semble déjà pressentir l’inexistence d’autres lois et la conséquence qu’entraînerait leur découverte : l’élargissement du champ poétique.

D’autre part, le contact avec la maladie mentale ne le ramène pas seulement au problème de l’expression poétique. La folie, au contraire, ne fait que placer sous une lumière plus brutale la contradiction inhérente au rapport de la poésie et du réel, rapport qui est tension continue entre l’investissement de celui-ci par la plénitude de la parole et par suite son enrichissement, et sa disparition, le “peu de réalité” du monde. Dans la folie, la polarité devient absolue ; le réel suscité par la parole s’édifie au détriment du réel de la vie. Un des malades de Saint-Dizier en offre à Breton un exemple si frappant qu’il ne l’a plus jamais oublié et le fait apparaître à trois reprises dans son œuvre26. Ce malade ne croit pas à la réalité de la guerre ; tout ce qu’il voit, morts, blessés, bombardements, lui paraît un simulacre, un spectacle monté à sa seule intention. Il est en tout cas l’occasion de la première prose de Breton. Que celui-ci se soit borné à donner une forme à ses propos ou qu’il leur ait ajouté des éléments nouveaux, la façon dont le personnage plie les faits à son interprétation, la cohérence logique de son délire révèlent chez l’écrivain une connaissance véritable des mécanismes de la paranoïa, que Kraepelin a définie en 1899 comme un “système délirant durable et impossible à ébranler, et qui s’instaure avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action”.



SUJET 27


A Jean Paulhan

“Puissé-je, avec l’aide de Dieu, m’aguerrir un jour. On me met en si méchante posture depuis des mois ! Se peut-il que le maintien d’un homme usurpe l’attention universelle ? Apte au plus grand dévouement social, j’étais certes désigné au choix de l’expérimentateur. Encore aujourd’hui, que l’on m’en persuade, je ferai peut-être au genre humain le sacrifice de ma raison. Mais j’ignore le but de votre manœuvre. Rien ne vous coûte apparemment pour réussir. Je ne compte plus, à l’échelle de vos mises en scène.


La guerre, annoncez-vous, tandis qu’ faire illusion se disposent les placards officiels et l’appel des trains. Comme à des simulacres d’adieux se bornent les figurants des gares, dès que je boude la représentation je gage qu’ils réintègrent leurs foyers. Cette émulation de commande : un procès retentissant n’eut pas lieu - Jaurès m’apparaîtrait sans que j’aille le prendre pour son spectre. Il est bien question de péril pour Paris. Sourd dès qu’on veut me le faire entendre à demi-mot je dois stupéfier par mon calme. Les grands quotidiens semblent pressés d’obtenir que je me donne de tout cœur. Il faut voir comme, perdant toute mesure, leurs communiqués s’ingénient à éveiller ma passion.


Héros miracle, ils essaient maintenant le pouvoir des mot magiques. Cela mérite-t-il mieux que le couplet des réfugiés. Je me plains que vous exigiez sans plus de formes mes actions de grâces. Un rare discernement me fait sensible à toutes vos fautes. Autrement je fléchis sous le joug : dès qu’au premier coup de tête on parle de répression sanglante. Une mélancolie me vient d’être l’Isolé sans Bagages et sans Chevaux. De quoi servirait mon refus. Explorant la zone dite meurtrière, je me fais un jeu de rendre l’imposture flagrante.


La mort est un trop piètre épouvantail pour que je me résigne à la nuit des abris. Je dépasse de la tête au moins ces créneaux. “Volontaire pour toutes les missions périlleuses” aux termes de ma citation, je donne à bon compte le spectacle d’une bravoure exemplaire.

On se tient décidément pour satisfait. J’ai droit à quelque détente. N’ai je montré par un consentement total, on put croire, au sacrifice de ma vie, à quel point j’ai été civilisé ? Ce 21 août, par un bombardement inouï ; c’est à dessein que je me suis fait apercevoir en terrain découvert, dirigeant du doigt les obus qui passaient. Que les torpilles, aussi, étaient charmantes. Je les écartais bien ; elles rafraîchissaient l’air jusqu’à vendre, un peu plus, les jolies dames qui accourent en les tenant : “La Brise 1917”. Étourdi par les tziganes, perdu entre les rampes, un valseur parfois tombait, portant la main à sa rose vermeille. A force d’art, on m’a maintenu tout ce temps sous l’empire d u sublime. Sans que l’appareil de mort ait réussi à m’en imposer comme on a cru. J’ai enjambé, c’est vrai, des cadavres. On en pourvoit les salles de dissection. Encore un bon nombre d’entre eux pouvaient-ils être en cire. La plupart des “blessés” avaient l’air content. Quand à l’illusion de sang versé, elle a part jusqu’en province dans la fortune des pièces de Dumas. Le pansement ne pare-t-il du reste à toute indiscrétion ? Mon fourrier, porteur au visage d’une grande ecchymose, pouvait avoir reçu un coup de poing. Que coûte-t-il de faire disparaître peu à peu une compagnie ?”28


Les Entretiens de 1952 situent clairement à l’origine de la mise en question de la notion courante de réel cette rencontre avec telle forme de délire :


“J’ai souvent pensé, par la suite, au point extrême qu’il [ce malade] figurait sur une ligne qui relie les spéculations d’un idéaliste comme Fichte à certains doutes radicaux de Pascal. Il est certain que pour moi une certaine tentation part de là, qui se fera jour quelques années plus tard dans mon Introduction au discours sur le peu de réalité”29.


La référence à Fichte, on l’a vu un peu plus haut, se trouve effectivement dans la lettre à Fraenkel du 8 septembre, à propos d’un malade atteint de délire d’interprétation. Que ces velléités de connaissance philosophique aient à l’époque débouché ou non sur une étude, elles impliquent du moins au contact de la folie certain cheminement de la pensée et amorcent une réflexion sur notre relation au réel.


Un autre des apports du contact immédiat avec la maladie mentale est la fixation d’une attitude qui demeurera constante chez Breton : “vive curiosité et […] grand respect pour ce qu’il est convenu d’appeler les égarements de l’esprit humain”, et en même temps souci de se “prémunir contre ces égarements, eu égard aux conditions de vie intolérables qu’ils entraînent”30. Et de fait, que ce soit dans les expériences d’écriture automatique ou surtout celle des Sommeils - qui pour un Desnos, un Crevel révèlent des tendances dangereuses, homicide ou suicide - , que ce soit devant Nadja, on le verra toujours refuser le passage au-delà de la limite. Si la connaissance des “égarements de l’esprit humain” le persuade dès ce temps - et il l’a senti en lui-même - qu’il n’y a pas de frontière absolue entre folie et non-folie, que la folie, témoignage humain des plus authentiques, virtualité présente dans tout esprit, comme il l’apprendra de Hegel par la suite, “réservoir de santé morale”31, dira-t-il plus tard, nous instruit sur nous-mêmes autant que la raison et qu’il convient, non de la rejeter purement et simplement ou de la craindre et de la plaindre, elle le convainc aussi de ne jamais abandonner les rênes. Enfin, l’expérience de Saint-Dizier met à nu les mécanismes de défense sociale que la guerre dévoile avec une brutalité particulière et sème ainsi les germes de la critique sévère qu’au temps de Nadja Breton fera du rôle du psychiatre : il a vu des soldats en prévention de conseil de guerre alors qu’ils souffrent évidemment de maladie mentale et il a vérifié plus d’une fois que le diagnostic médical dont peut dépendre la vie d’un homme est sujet à erreur.






Retour à la poésie


Cependant, malgré les affirmations maintes fois réitérées, à Théodore Fraenkel - “La psychiatrie est facile comme une divinité très sage” (20 octobre) - , à Paul Valéry - “Je n’écouterai plus la tentation d’écrire un vers. En médecine, je deviens autre qu’amateur” (début de novembre) - , à Guillaume Apollinaire - “Je ne cesse pas de vous aimer, renonçant à toute ambition littéraire. […] Si vous disiez que je ne m’aliène pas votre sympathie en m’annexant des préoccupations neuves, j’acquerrais un équilibre moins triste” (fin d’octobre) - , l’ambition psychiatrique ne comble pas le désir insistant qui habite Breton et qui est celui de la poésie répudiée. Fraenkel va recevoir l’aveu de ce désarroi :


“J’attends de te revoir en un cadre quelconque, aussi bien Paris, tout en craignant pour ma volonté. Dame, elle ne se raffermit pas, subit maint contre-coup ! Ce sont encore ces lettres déchirées et récrites, ce flottement, l’autre phobie du temps perdu, la dépréciation du rendement. Qu’on me donne un psychiatre viennois : je paierai. Moi qui dis tout de suite de ce monsieur, cultivateur ou grand-duc : un débile, un dégénérescent, je suis impuissant à traiter mon psychique propre. Sédol, bromure, douches froides ?”

(11 octobre).


“J’éprouve un malaise physique incaractérisable, nullement localisable. Mentalement c’est trop de complaisance à la pluie, au froid, une souffrance comme de facultés rétractées. [. . .] Je répondais par monosyllabes à Leroy, toute la visite” (27 octobre )


“Il est évident, si amer qu’il soit de le constater, que toute mon activité n’est plus satisfaite. Cet inassouvissement tient au rare dépourvu du service, à ce que je n’apprends plus grand chose” (Toussaint).


Le désenchantement atteint les médecins et le docteur Leroy lui-même :


“Les psychiatres ont bien moins de génie que les poètes. Leroy n’est qu’un aliéniste et un homme charmant. Avec leurs familles groupées dans l’asile, ils font songer à des ingénieurs de manufacture” (20 octobre).


“Leroy est un homme souvent inoccupé. Il lui arrive... que de ne se chauffer... est-ce correct ? ou d’être grave en prenant conscience de l’insignifiant. Ah... ah, il ne sait pas qui je suis. P.Valéry n’a jamais de défaillance semblable” (27 octobre).


Décidément, Breton ne sera pas médecin d’asile et les circonstances vont finir de décider pour lui. Bien que le docteur Leroy souhaite garder son interne provisoire, celui-ci est affecté fin novembre à un groupe de brancardiers, où le hasard lui fait retrouver Fraenkel, et il se trouve jeté presque aussitôt dans l’offensive de la Meuse. Il vit cette première expérience directe du front - bombardements, ruines, morts, évacuation nocturne des blessés sous les obus, boue envahissante, froid, “jour atrocement blanc” - dans une sorte de vertige. Elle le ramène vers ce que, à vingt ans 32, il a voulu renier : la poésie. Un poème naît, Soldat, le premier depuis Coqs de bruyère en juillet. Il paraît la transposition en notations très elliptiques de ce vertige, sous la haute présence de Rimbaud, et c’est Apollinaire qui, le 20 décembre, en reçoit l’hommage :


SOLDAT


“Je m’éclaire aux lampes d’Aladin, peu d’aurores

m’alarment : d’où soleil érodant. Les fissures

d’un roc lèchent son doux pendant d’yeux

pleureurs.

Sombre l’époque Rimbaud

dans les forêts... Sur le daim feu !

souvent trahi d’un ventre éclairé,

le crève-cœur de nos refrains couvre

un marais”.


Valéry, à qui est adressé une évocation de ces journées 33, Apollinaire, Rimbaud : la poésie l’a définitivement emporté 34.




Marguerite Bonnet.