...(...)... Le père, disent les enfants de tous âges, c'est celui qui le matin part au travail. Quand il en a ! Est-ce à dire que père privé de travail c'est déjà un peu moins que père ? On y reviendra. Parce que c'est mystère ce moment où le père s'en va. Mystère de l'ailleurs. D'une vie autre. Avec souvent même pas les mots qui la rendraient imaginable. Comme si ça s'arrêtait à la porte de où il va et qu'une fois la grille franchie on ne savait plus rien, juste ce qu'on en voit de l'extérieur, et qu'on peut montrer le dimanche quand on passe.

Le père part.

Et c'est un bruit, souvent.

Tu ne faisais pas de bruit...

Mais l'enfant entend quand même.

La manoeuvre.

Le camion qui démarre.

La voiture.

Le vélo, la mobylette - la moto !

La moto démarre feutrée / ne pas réveiller les voisins.

On devine l'enfant qui s'éveille à peine. Un peu tenu à l'écart.

Rares sont ceux qui suivent le père sur ce chemin.

Ou c'est grand jour, exception.

Après c'est tous les noms dont le travail s'enorgueillit. Comme des mots de patrie lointaine.

Pompier.

Pompiste.

Poissonnier.

Serrurier.

Boulanger.

Employé de bureau.

Chauffeur (en gants blancs, costume noir, chemise blanche, cravate et casquette).

Chauffeur (de camion, de poids lourds : routier)

Commissaire de police.

Commissaire de course.

Peintre en bâtiment.

Gendarme.

Maçon.

Agent de sécurité.

Livreur.

Des fois il n'y a même pas le nom, seulement le geste :

il lave des voitures,

il vend des voitures,

il porte des cercueils,

il pose des lames de parquet,

il fabrique des samovars.

Mais d'autres fois c'est très précis, non qu'on en sache plus, mais parce que le mot, lu quelque part sans doute, ou entendu d'une autre voix, est à lui seul tout le mystère, bien plus cadenassé qu'une grille d'entrée :

sous-lieutenant de l'armée de l'air

musicien.

Il y a les noms rares, aussi :

résinier, par exemple.

Et les petits métiers sans noms :

il achète des légumes, des poulets, voire même des boeufs et il les revend ;

il fait griller des poulets au bord des routes, dans les marchés.

Viennent les métiers de la terre, toute une vie dans ces gestes, et bien plus qu'une vie : une condition, que l'enfant prend en pleine figure, "bouseux", c'est ce qu'on dit, bouseux fils de bouseux, et cette odeur qui reste :

il travaillait dans les champs

il travaillait à la ferme,

et les vaches,

et le maïs.

Agriculteur, on dirait que c'est déjà tout un autre monde.

Comme si ça cherchait à éloigner des métiers durs, métiers de peine, c'est comme ça que l'on dit : hommes de peine, et la souffrance qui va avec - bûcheron, Ponts-et-Chaussées (mot faute de mieux, faute de mots, quand c'est travail à pelle et à pioche toute la journée sur les routes). Il y a celui qui pousse des wagons de charbon avec son dos. Celui qui soulève des sacs de sucre de cinquante kilos.

Après, on entre dans l'usine.

- Il travaille à l'usine.

Pour beaucoup, ça suffit à dire.

Ou alors on précise - ce que fait l'usine, ce que l'on y fabrique :

distillerie d'eau de vie (cette usine infectait)

fabrique de pâtes (il perçait des trous dans les coquillettes)

usine de déshydratation (il avait deux métiers)

usine de thermos, de bouillottes

usine de voitures (à Nanterre)

puits de pétrole (est-ce une usine ?).

Et tous les noms d'ici, marquant les lieux et les époques :

Marnaval

Trefileurope

Pont-à-Mousson

Case

Hachette et Driout

IHS

Bayard

Osne-le-Val

Cousance

Après, c'est les noms de métiers, comme si on les rassemblait autour du seul mot d'ouvrier pour le laisser moins seul, moins anonyme :

soudeur

pontier

électricien

galvaniseur

conducteur d'engins.

Parfois c'est comme une échelle que l'on grimpe à la suite : simple ouvrier, chef d'équipe, bureau d'étude, et on voit le destin de celui qui échappe aux machines noires impressionnantes comme des monstres, au danger des bains acides pour nettoyer les pièces de métal, et se retrouve au propre dans un bureau, stylo et règle en mains, même si reste du temps d'avant l'irréductible mémoire d'un doigt coupé.


Tant de métiers à mains ! Dernière fois, peut-être, que l'on voit tant de pères au travail de leurs mains, pères d'un autre siècle, déjà, siècle à mains, et l'envie du coup, de leur rendre comme hommage, chercher à voir toutes ces mains, les toucher, les sentir.


De là que dans tout ce travail à chercher le visage du père on se soit à ce point attardé à ses mains.

Bouquet de mains comme un bouquet final ?


Traces du travail déposées sur les mains du père comme des stigmates que le soir, au retour, l'enfant voudrait pouvoir déchiffrer.


La poussière (il partait le matin pour travailler dans des petits villages et l'après-midi quand il rentre il avait de la poussière partout).

La peinture (mains pleines de peinture et il sentait l'essence).

La douceur (comme s'il travaillait dans un bureau).

Les blessures (elles sont dures et usées).

Les odeurs - mais tout le corps alors, comme un halo ou une aura.


Seules les traces, puisque les mots du travail, le père en dit si peu.

C'est donc secret que le père a vu ? ...(...)...

Retour en ville.Le père de Badia.Le Projet "Ouvrier".


Revenir à l'exposition.

L'invention du père par les mots ( suite ).

Le père de Suheyla.

Retour en ville.