Le père de Suheyla.


Mon père pour moi il était le plus beau, il était grand, il était plein de l'amour pour nous. Quand je pense à mon père, avec ses mots-croisés dans son fauteuil, il écoute des informations, il raconte des histoires à tout le monde.

J'aimais bien ses cigarettes roulées. Quand il voulait fumer une cigarette je le surveillais.

Je sentais cette odeur avec beaucoup de plaisir.


La pensée de mon père me fait mal au coeur. Dans son enfance il a eu beaucoup de malheurs. Il habitait au bord de la mer dans une maison en bois à Çatal Zeytin. Il voulait finir son école, mais il y avait dix enfants derrière. Il a quitté sa maison à l'âge de l'enfant pour travailler à Istambul pour aider sa famille. Grâce à lui ses frères ont fait l'école. Et il était content pour eux, il n'était pas fâché contre son père ou sa mère. Après il s'est marié avec ma mère à Çatal Zeytin et ils sont partis à Karabûk pour travailler dans une usine. Ils ont eu trois filles, mon père aime beaucoup ses filles. On est des amis avec mon père. Il raconte plein d'histoires. Il aimait bien raconter parce qu'il sait beaucoup de choses sur la vie. Et tout ce qu'il a dit je l'ai vu dans ma vie parce qu'il voit loin. Après sa retraite, il voulait vivre heureux et acheter une maison au bord de la mer à Istambul, dans le Bosphore, mais c'était un rêve car c'est très cher, c'est pour les riches. Mais après sa retraite, un mois après il est tombé malade, on n'a pas acheté une maison au bord de la mer mais une petite maison dans un petit village avec un petit jardin devant, elle était jolie. C'est moi qui suis restée le plus avec mon père, c'est pour cela qu'il m'aimait beaucoup, je lui ressemblais, il ne voulait pas que je me marie. Mais je ne l'ai pas écouté, je me suis mariée, et je suis venue en France. Ses jambes ne le tenaient plus, il se tenait sur les murs avec ses grandes mains. Un jour il est tombé dans les escaliers, il a perdu connaissance, il est parti à l'hôpital, à Ankara, à trois heures de chez nous, et j'ai appris par un télégramme qui venait d'Istambul que mon père était mort. Je n'ai pas pu aller à son enterrement là où il est né, son cimetière est au bord de la mer. J'ai beaucoup pleuré. Mais c'était mieux pour lui car il disait qu'il en avait marre.


Quand je pense aux mains de mon père, on dirait que je vois sa vie comme un film qui passe devant mes yeux. Il travaillait avec ses mains depuis l'âge d'enfant avec un homme de Chypre, il faisait des samovars, il dessinait dessus. Après son service militaire il commençait à travailler dans une usine comme conducteur d'engins. C'est un travail avec les mains et avec les yeux. Il tirait des ferrailles avec la machine. Il faisait attention avec les yeux.

Les mains étaient grandes et bien propres, il faisait attention à ses ongles, il avait des petits ciseaux dans sa ceinture et il coupait même nos ongles, il aimait pas qu'on coupe n'importe comment, il fallait que ce soit tout rond.

Il aimait bien les serviettes blanches pour essuyer ses mains. Il faisait un travail très dur mais il avait très bon coeur et donnait avec ses mains à tout le monde.

Il aimait pas rester les bras croisés, disait que ça n'apportait pas de chance.

Il taillait nos crayons. Il épluchait notre fruit tous les soirs. Et tous les matins il faisait le bois pour chauffer la maison.

Il faisait ses courses après le travail, à pieds, et il emmenait pour nous des cacahuètes, des loukoums, tout ce qu'on aime bien. On courait devant lui, il nous levait dans ses mains, et après il partageait ce qu'il vient d'acheter. Des fois, il aimait pas beaucoup parler, il montrait avec le doigt. A table, il aimait bien qu'on tienne la cuiller et la fourchette comme il faut, il nous montrait.

Quand il était malade il se servait de sa main encore plus que ses pieds.

Je pense à mon père, il a gagné sa vie avec ses mains, il a fait tout pour nous et moi je lui dois tout ce que j'ai : la politesse, la gentillesse, le bon coeur, l'intelligence.


Suheyla Akkaya ( Groupe de l'A.H.M.I.)


Retour en ville.Le père d'AhmedJ'ai laissé là-bas.

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Le père de Ouarda.

Retour en ville.

L'AHMI a toujours eu une position singulière dans le paysage de la ville. Comme si, le Foyer d'un côté (au P.S.R), les cours d'alphabétisation et de couture de l'autre (au Vert-Bois) avaient fini par représenter quelque chose comme les portes de la ville pour les nouveaux arrivants. Les venus de loin. Ceux qui ont dû laisser derrière eux langue, habitudes - et tout ce qui tient au coeur (parents, amis, relations). Certains, des femmes surtout, sont là depuis des années et des années, mais ça ne change rien à l'affaire. Toujours de pas d'ici. Un bout de soi laissé et jamais retrouvé. Beaucoup de nostalgie, et de douleur aussi quand on parle du père.

Je voudrais voir mon père.

L'AHMI est une des premières associations à avoir souhaité un travail en commun. C'est la troisième fois que nous travaillons ensemble. Et du coup, même si elles ne restent que deux de la première aventure, quelque chose s'est installé : une confiance. Qui se manifeste à peine on commence. Mots confiés si près de l'intime.

Bribes de mots, bien souvent. Dans la difficulté de faire exister des choses si précieuses dans une langue étrangère - langue étrangère à celle du père que l'on retrouve sur la page à simplement dire les noms, les lieux, noms de ville ou de village comme en écho au nom du père faute de pouvoir dire les filiations.

Ikout. Prizren. Çatal Zeytin. Ain Temoucheint. Casablanca. Tawnate. Banbounam. Taza. Selit. Oran.

Pères laissés au loin.

Si peu de nouvelles, souvent.

Le reverra-t-on ?

Quand il vient à mourir, c'est souvent la nouvelle apprise au téléphone. Impossibles les simples gestes de deuil. Et la blessure reste. Longtemps. De n'avoir pu accomplir ce qui, au bout du chemin commun, est reconnaissance de filiation.

Du coup, les larmes ne sont jamais loin. Les mots, tantôt baume tantôt réveil de ce qui est douloureux.

Ils écrivent. Des femmes surtout. Jeunes. Cette ambiance d'école. Application et distraction vite venue. Il faut aller de l'un à l'autre. Ceux qui connaissent un peu mieux le français aident ceux qui sont en plus grande difficulté. Échanges de mots. En arabe. En turc. En albanais. Pour le thaï, pas d'échange possible. Parfois on s'aide de l'anglais.

A dire "père", ce furent d'abord tous ces mots à la suite, comme un jeu. Ou un sac à provisions, sac de mots à écrire :

masculin - homme- fils - héritier - papa - paternel - beau-père - grand-père - tendresse - responsable - biberon - odeur - barbe - chef de famille - pomme d'Adam - odeur - travail - amour - grands pieds - dispute - beau - respect - fort - courageux - fessées - argent - soldat - guerre - mots-croisés - football - informations - cigarettes roulées - histoires - fusil de chasse - copains - Coran - mille-feuilles - chat - ponts-et-chaussées - pétrole - fonctionnaire - commerce - employé municipal - éleveur - maçon - conducteur d'engins - peintre en bâtiment - ouvrier - usine - banquier - puits de pétrole - électricité ;

et au jeu de "si c'était un animal" :

dragon - lion - cerf - rouge-gorge - perroquet - petit singe.

Et les mots, après, se cherchant dans des phrases. Dictées, parfois. Ou bien presque traduites de la bouche qui cherche à les dire et ne trouve pas assez d'aide dans la main.

Des mots parfois venus avec une telle émotion que c'est peut-être mieux d'être si loin. A cause de la pudeur entre père et enfant, et cette habitude de ne pas dire.

Michel Seonnet.