Le père de Jean.

...(...)... Nous naissons. Et d'être nés nous inventons un père tout autant qu'il nous fait. Mystère pour chacun. Inconnu.


Alors l'enfant fabrique le père - bribes d'odeurs, bruits, mots, gestes, attitudes. Comme un désordre à assembler - on n'y parvient pas toujours. Ça ne tient pas toujours ensemble. Des fois ça explose au seul contact du nom donné - père !


Car c'est bricolage plus qu'industrie. Chacun comme il peut à ce jeu-là. Et le concours de ceux qui tournent autour : mère, frères, soeurs, oncles et grands-parents. Chacun pour faire preuve, on dirait. Pour confirmer. Garantir pas à pas l'invention. Ou tout foutre par terre - ton père n'est pas ce père !


Mais lui aussi parfois s'en mêle. Non pas pour dire, témoigner, avoir parole en contrefort de l'invention de l'enfant - le père est muet par nature. C'est par dénégation, plutôt. Par refus. Par colère - je ne suis pas celui que tu crois !


Et c'est ce qui renforce le besoin d'inventer - ce silence, ce vide. Celui qui dresse statue au père voit bien qu'à l'intérieur la fonte est creuse. Toujours du creux dans ce que l'enfant a réussi à constituer. L'ensemble ne faisant finalement que donner figure à l'interrogation - mon père ?


Même assis côte à côte sur le tracteur ou au bistrot. Même à partir chaque matin ensemble à l'usine ou au bureau. A manger ensemble. A fêter ensemble. A avoir même tête aussi. Mêmes tics. Même caractère. Le regard dans les yeux lève à peine un peu du silence, et c'est le père, inquiet, qui se prend à demander - et toi, qui dis-tu que je suis ?


Tout est donc à construire. Et vite s'apercevoir que tout ce que l'on dit "rôle", "fonction", "attributions", tout ça n'est rien devant l'énigme de celui qui ne sait pas comment habiter cet appel qui lui est adressé - papa !


Énigme à deux bords ! L'un et l'autre, père et enfant, comme autour d'une même inconnue. Et sans savoir l'équation pour la résoudre. Sinon de l'inventer chaque jour. Bric et broc. Comme on peut. Sans avoir à choisir. On prend ce que l'on a. Ce qui est là - donné, imposé. Et comme on dit : faut faire avec.


A moins qu'au fil du temps inventer soit forme de choisir. Ceci et pas cela. Comme-ci et pas comme-ça. A tout refuser, des fois. A agrandir le vide de l'énigme par le vide du refus. Le vide de la distance. Du plus jamais, certaines fois. L'énigme comme une blessure de plus en plus profonde. En forme de mort.


Autant de pères abandonnés que d'enfants. Pères sous X. On a la vieille histoire des pères qui répudient - et croient bannir d'héritage alors que cela dépasse de loin leur pouvoir (l'argent, oui ; la situation ; l'affection - mais tout le reste qui laisse trace ?). On a la non moins vieille histoire des enfants qui dénoncent, rejettent, envoient en prison ou à la mort - mon père ce fumier ! - et qui font ce qu'il faut pour le priver aussi (d'argent, de situation, d'affection). Pères devenus sans enfants. Qui ne sont donc plus pères, autant de fois qu'ils aient procréé.


Parce que c'est autre chose "père" qu'à simplement se prévaloir d'une femme engrossée. C'est autre chose "enfant" que de chercher la preuve dans la signature des gènes. Ça c'est machine. Biologique. Sang et cellules. Alors que père c'est fait de mots. C'est bricolage de phrases. D'images. C'est écriture, un père.


- Tu es bien de mon sang, dit le père à l'enfant.

- Tu es bien de mes mots, dit l'enfant à son père.


Parfois les deux s'inventent mutuellement. On dit : Comme ils s'entendent ! Et on a bien raison, car c'est à entendre chacun les mots de l'autre que ça peut s'inventer.


Restent des trous. Des silences. Dans cet entendement-là, aussi, le trop plein ne pourrait que tuer. Et il arrive qu'il tue.


Même monde : père et enfant se com-prennent. Mais c'est bien plus souvent à mondes touchants que ça se passe. Chacun le bord de l'autre. Et à exister d'être ce bord. De sentir à l'épaule ce bord sur lequel on s'appuie, qui résiste, ne cède pas. A bord contre bord père et enfant. S'inventant de leur choc.


D'où ce désastre quand c'est le vide là où manque le bord. Quand il n'y a que le vent - et la chute, tous les mots emportés. D'où ce désastre aussi quand c'est mur tellement rude sur lequel l'attente vient se briser - et tous les mots pulvérisés.


Inventer c'est toujours effraction. Quelque chose à ouvrir. Quelque chose à sortir de terre, du silence. Comme à naissance de mère : ça saigne, ça blesse. Il faut pousser pour que ça sorte. Et ça crie.


Un nom ne suffit pas. C'est mille noms qu’il faut pour inventer. Nommer. Renommer. Nom sur nom comme des strates. Sans jamais effacer. Jusqu'à ce qu'il y ait toute une épaisseur de noms. On appelle ça écrire.


Pères écrits.

Il faut tellement de mots pour inventer un seul père.

Et près de cinquante fois, ici, ce nom de père.

Écrit par des enfants de tous âges, certains pères déjà - ou mères.

Mon père a de grosses mains mais elles sont dures...

Mon père a vu beaucoup de choses belles et tristes depuis sa plus jeune enfance...

J'imagine mon père habillé de blanc...

Quand il était plus jeune mon père avait le pas rapide...

Papa il avait un chapeau et un burnous et en fait..

Mon père le cascadeur passait par les fenêtres...

Et encore

Et encore

Bric à brac, on se dit.

Litanie.

Toute une ville de pères.

Ville née de ces pères ...(...)...

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L'invention du père par les mots ( suite ).

Le père de Suheyla.

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