Le père de Marie-Noëlle

Je vois mon père dans son jardin travailler avec minutie. Biner, sarcler la terre en prévision des prochaines semailles qu'il va soigner, traiter, bichonner, pour avoir le plaisir de récolter de beaux légumes. Son jardin, il en est fier, il le montre à la famille, à ses amis, à l'occasion il distribue quelques plants à repiquer comme les tomates qu'il sème puis replante quand elles mesurent trente centimètres environ. A ce moment-là, il creuse un trou pas très profond, une dizaine de centimètres tout au plus, il y dépose quelques grains d'engrais, puis y couche délicatement le jeune plant en ayant bien soin de ne pas plier la délicate tige. Ensuite il rebouche le trou avec de la terre légère et fine qui sera largement mouillée. Quand quelques semaines plus tard les pieds de tomates auront bien pris racines, il piquera à leur côté un tuteur pour les maintenir bien droites et les protéger des coups de vent. Jusqu'à leur maturation, il les taille, traite les maladies qui peuvent détruire en quelques jours plusieurs mois de travail. Quand enfin elles sont mûres, délicatement il casse la tige qui porte son fruit, et quelques fois, après l'avoir lavée, il la déguste à l'ombre de sa maison.

Je le revois le jour où il a eu son accident de travail, il était debout contre le mur au fond du couloir, son visage était blême, sa main droite bandée appuyée contre sa poitrine. Dans mon souvenir, il ne parlait pas, ne se plaignait pas malgré la douleur, il devait attendre un taxi pour le conduire à l'hôpital, par la suite j'ai appris que mon père avait eu la première phalange de son index droit sectionnée par une machine qui coupait les tubes.

Après plusieurs nuits passées sans dormir à cause de la douleur, la vie a repris son cours et cet accident est devenu un mauvais souvenir. Maintenant, mon père s'amuse à raconter à ses petits-enfants que son doigt est petit car il l'a trop sucé dans son enfance.

Cette vision de mon père je ne l'oublierai jamais. Quand j'ai passé mon certificat d'études primaires, je devais raconter quelque chose qui m'avait touchée et j'ai raconté cet accident dans la rédaction.

Maintenant que je suis adulte, je me rends compte que mon père me laisse d'innombrables choses communes.

Par exemple, ce qui pour certains est un défaut mais peut être une qualité, je suis têtue. Quand je décide de quelque chose, je le fais jusqu'au bout malgré les obstacles.

Mon père fabrique des meubles, j'aime le travail du bois, la finition, le ponçage à la main.

Il fait son jardin, j'aime également jardiner, faire pousser des fleurs, mais hélas je n'en ai pas le temps.

Il adore se promener dans la forêt, les champs, à la recherche des champignons, des traces d'animaux, j'aime également la nature.

Mon père est très patient, il prend le temps d'expliquer le pourquoi et le comment des choses, et je suis comme lui.

Mon père est très, peut être trop gentil, il s'est fait plusieurs fois avoir, tout comme moi.

Tout comme lui je ne peux m'endormir le soir sans lire.

Il reste calme en toutes circonstances, cela je ne le peux pas, je n'aime pas les menteurs, l'hypocrisie, lui non plus mais il ne dit rien, il accepte les défauts des autres.

Il y a un autre point commun que j'ai découvert voilà deux ans.

Par désir de progresser, je me suis inscrite à une formation à l'AFPA de Bar-le-Duc. C'était pour passer un C.A.P. de conductrice de machines automatisées de conditionnement. Je ne savais pas ce que j'allais apprendre. Et là, j'ai fait la connaissance de tas de choses qui me passionnaient comme l'électricité et le dessin industriel. Je me suis rendue compte à ce moment-là à quel point j'étais proche de mon père. Mon père était de métier électricien et il fait sans problème le plan d'une machine ou d'une maison.

Je sais depuis de nombreuses années que, physiquement, je lui ressemble. Quand j'étais enfant, on me disait souvent que si je me perdais on saurait où me ramener.

En l'observant, je nous trouve des petites manies en commun. Si il range un objet à un endroit, il n'aime pas le retrouver à un autre, surtout depuis qu'il est seul.

Mon père c'est mon modèle. Des défauts je ne lui en vois pas, ou alors il en a tellement peu qu'il est déjà pardonné. Un père comme lui on ne peut pas lui en vouloir pour ses erreurs s'il y a erreur. Il a tellement fait pour moi que maintenant qu'il est à la retraite, je refuse de le laisser seul un dimanche. Si il est invité, il y va, je n'ai rien contre. Mais si je suis invitée, les personnes qui me reçoivent accueillent également mon père. Si nous partons en balade, il fait partie du voyage. Mon fils aîné vit avec son grand-père pour ne pas le laisser seul la semaine. Pour la famille que nous sommes, c'est un devoir. Je ne serai jamais heureuse en sachant mon père seul quelque part.

Ce que je sais de l'enfance de mon père, je l'ai appris par bribes à l'occasion de diverses anecdotes. Par exemple quand mon fils et mon neveu étaient partis seuls dans la forêt, j'ai appris qu'à environ trois ans, un dimanche matin, ma grand-mère était partie à la messe et mon grand-père ayant la garde de son fils s'est absenté quelques minutes. A son retour, mon père avait disparu. Après de vaines recherches et à la tombée du jour, tout le monde est rentré sans l'avoir retrouvé. Le lendemain matin, un cultivateur d'un village voisin parti à l'aube faucher un champ de blé, a retrouvé mon père endormi dans ce champ. Heureusement que ce n'était pas le matériel d'aujourd'hui. Une autre fois, à l'occasion d'une partie de luge, j'ai appris que mon père s'était retrouvé pendu sous le cou à une branche d'arbre après avoir sauté un petit talus, ses camarades qui l'accompagnaient étaient tous partis en le laissant là, c'est le facteur qui le voyant dans cette fâcheuse posture est venu le décrocher, de cette aventure il lui reste une cicatrice sous le cou. Je sais aussi que durant la guerre de 39-45 mon père ayant 13-14 ans habitait dans le Bassigny, une région où voilà quelques années l'hiver il pouvait y avoir beaucoup de neige. Il devait faire des chemins dans cette neige, à la pelle, à la place des hommes qui étaient à la guerre, il nous parlait du froid car à cette époque les chaussures fourrées n'existaient pas.

Mon père ayant eu des parents cultivateurs nous parle quelques fois des chevaux. Il nous raconte surtout un fait qui l'a marqué. C'était à la fin de l'été, mon grand-père ayant eu un empêchement et ne pouvant aller livrer du grain à un moulin, mon père a dû prendre sa place et vu son jeune âge il n'était pas sûr du chemin à prendre et il a laissé le cheval l'emmener et le ramener sans se tromper.

Quand nous allons chez mes grands-parents, il nous parle de son école, c'est difficile de faire autrement, car elle était de l'autre côté de la rue. Je sais également que mon père n'avait pas beaucoup de loisirs car à cette époque là tout le monde travaillait dans une ferme. Les enfants étaient souvent occupés à garder les vaches ou à faire de menus travaux à la sortie de l'école et pour lui, il n'y avait pas moyen de s'échapper. Je crois que malgré l'enfance difficile que mon père a eu, il était heureux, car jamais il ne s'est plaint. Il avait déjà autour de lui ce qu'il aimait, la nature. Cependant, à l'heure de faire un choix après avoir passé son certificat d'études primaires, il a choisi l'électricité. Il a commencé à apprendre le métier dans un petit atelier où il se rendait chaque jour à bicyclette. A chaque fois que nous passons dans le village de ses débuts, il nous montre cet atelier. Ensuite, petit à petit, malgré la guerre, il a continué son chemin dans ce métier en changeant d'entreprise quand il trouvait mieux ailleurs. Un jour, à l'occasion d'un mariage, il a rencontré ma mère. Il nous raconte que cela était difficile de la voir car à ce moment là il travaillait il me semble à Bayard, et il devait parcourir plusieurs dizaines de kilomètres à bicyclette, ma mère habitait à côté de Chaumont, et tout ce chemin pour ne la voir que peu de temps car ma mère n'avait que peu de liberté, ma grand-mère maternelle étant très dure avec elle. Et puis un jour il a fait l'acquisition d'une moto, je crois que pour lui c'était la première belle chose qu'il s'offrait après plusieurs années de difficultés, c'était le premier vrai plaisir qu'il s'offrait, comme une juste récompense.

Quand mon père s'est lancé dans la vie, il a choisi l'électricité et il n'a jamais quitté ce domaine.

Il a commencé dans un petit atelier pour y faire son apprentissage dans un petit village du côté de Bourmont. Ensuite, continuant son bonhomme de chemin, et s'étant marié, il est venu s'installer à Saint-Urbain pour travailler dans une fabrique de ressorts en tant qu'électricien. Le travail était florissant à cette époque, il a quitté cet emploi pour en prendre un plus lucratif à Bayard. C'était une fonderie et à cause de la poussière de cet environnement pour sa santé il a dû à nouveau partir pour une autre usine située à quelques kilomètres de la précédente. C'est dans cette usine qu'il a terminé sa carrière.

Il a commencé comme simple ouvrier puis, ses supérieurs étant satisfaits de lui, lui ont donné plus de responsabilités, il est devenu alors chef d'équipe. Le salaire et les avantages étaient appréciables, il a décidé de faire construire sa maison.

Étant enfant, il m'a fait visiter le lieu où il a passé tant d'heures et tant de nuits à travailler, pour moi ces machines, noires, de taille impressionnante, étaient des monstres.

En entendant parler mon père avec ses amis de bains d'acide, d'accidents, cela me faisait peur. Quand il n'était pas rentré à l'heure de me coucher, je craignais toujours le pire car avec mon père je partageais beaucoup de choses.

Les premières années où nous avons habité notre maison, mon père allait travailler à bicyclette, par tous les temps, et souvent à midi quand il rentrait déjeuner, il me prenait sur le chemin de l'école et m'installait devant lui sur son vélo.

Que ce soit dans son travail ou à l'extérieur, je ne connais qu'une personne que mon père n'appréciait pas, c'était un collègue de travail qui, par jalousie, a essayé de faire tomber mon père dans un fameux bain d'acide, c'est son directeur qui était de l'autre côté qui l'a retenu. Mon père aurait pu expliquer les actes de la malveillance de cette personne mais n'étant pas méchant il a laissé son supérieur tirer les conclusions sans rien dire.

J'ai eu connaissance aussi de quelques blagues que les électriciens se faisaient entre eux comme par exemple clouer une caisse à outils en bois sur un échafaudage et quand l'ouvrier voulait prendre sa caisse ou la poignée venait toute seule, ou le fond restait sur place.

Malgré les souvenirs de cette bâtisse sombre, de ces ponts roulants suspendus au dessus de nos têtes, de ces énormes machines où la graisse épaisse brillante suintait par endroits, de cette odeur particulière du métal, de poussière et autre que l'on trouve dans une fabrique de tubes, tout cela ne m'a pas rebutée car c'est dans ces lieux où l'entraide est présente que l'on se fait de vrais amis comme ceux que mon père rencontre au hasard des sorties et qu'il a connus dans les diverses usines lors de ses passages.

Étant responsable de ses ouvriers, mon père a fait un scandale dans le milieu des jeunes électriciens, car par mesure de sécurité, il a obligé les amateurs de cheveux longs à porter un filet sur la tête, quelle affaire ! Jusqu'au jour où une employée d'une usine voisine a eu la chevelure arrachée par une machine, à partir de ce moment-là il n'y a plus eu de problème.

Au bout de longues années, et le travail de mon père étant toujours apprécié, et malgré les changements de directeur, mon père est encore monté en grade, il est venu travailler dans un bureau d'études où il étudiait les modifications électriques à apporter aux machines pour en améliorer la sécurité et la performance.

Les mains de mon père sont longues et les doigts sont longs sauf l'index droit qui a été coupé par une machine, la peau en est ridée, usée par endroit, les ongles sont rayés. Il a fait tant de choses avec ses mains. Pour faire notre maison, à part les gros oeuvres, il a manié la truelle, la peau de ses mains s'est gercée, crevassée au contact du ciment, elles ont tapé avec un marteau, elles ont caressé le parquet en bois qu'il venait de poser, elles ont chassé les bulles d'air du papier peint fraîchement posé. Ces mains se sont salies aux travaux de la terre ou dans le moteur de la voiture. Les doigts de ces mains se sont serrés sur le manche de la hache pour couper le bois pour nous chauffer l'hiver. De ces mains, il a flatté le pelage des jeunes lapins, il leur a aussi donné la mort, cela je préfère ne pas y penser, il a également flatté le chat et le chien de la maison. De ces mains mon père a fait revivre mes jouets cassés, il a fabriqué un baby-foot, des jeux de quilles. La délicatesse de ses doigts m'a toujours impressionnée, pour faire des travaux minutieux comme des moulures dans les meubles qu'il construisait, quand il faisait des plans sa main ne tremblait pas, malgré son handicap ses traits étaient sûrs, droits. Ses mains étaient aussi douces rassurantes quand il soignait mes blessures d'enfant ou les animaux.

Ses mains n'ont jamais frappé, ne se sont jamais levé sur moi, mon frère, ma soeur, ma mère ou quiconque. Elles n'ont jamais détruit de jeunes arbres dans les forêts comme certains le font, elles ont cueilli des fleurs pour ma mère. Elles ont emballé les cadeaux de Noël. Ces mains ont posé les vitres que nous avions cassées mon frère ou moi. Les mains ont cuisiné quand ma mère était à l'hôpital. Ses mains m'ont soulevé quand enfant j'étais fatiguée au cours de nos longues promenades en forêt, elles ont fabriqué des moulins sur les filets d'eau des sources, elles nous on fait découvrir de jeunes oiseaux dans les nids sans leur faire courir de danger, avec précaution. Ces mains se sont tendues vers les amis de mon père dans le besoin, elles ont tout apporté à ma mère. Que serait devenu mon père sans ses précieuses mains ?

Cette scène se passe dans le verger de mon père du côté de Chaumont où nous sommes assis. Il est vêtu d'un pantalon vert foncé avec de grandes poches, d'une chemise à carreaux et d'un pull-over en lainage bleu marine. Sa tête est recouverte d'une casquette pour le protéger du soleil, ses pieds sont protégés de grosses chaussures de travail, il a les mains croisées sur ses jambes qui sont étendues devant lui.

Je suis assise à ses côtés, vêtue d'un jogging bleu clair et blanc et chaussée de baskets. Nous regardons au loin les avions de la base de Semoutiers atterrir ou décoller dans le ciel bleu de l'été, nous comparons les nuages aux formes bizarres à des moutons, à divers personnages. Nos regards sont fixes tellement le champ de vision est large. Par notre immobilité nous pourrions être comparés à des statues. Nous sommes en pleine communion, nous n'avons pas besoin de parler, nos idées se rejoignent, nous sommes calmes, détendus, nous écoutons vivre la nature, des moutons qui bêlent derrière nous, des vaches en train de brouter l'herbe verte dans la prairie à côté, les oiseaux qui chantent dans les arbres fruitiers, la brise qui murmure dans les arbres des bosquets. Une voiture passe en contrebas, une moissonneuse récolte le blé un peu plus loin. Le soleil qui joue à cache-cache avec les nuages nous auréole d'ombre ou de lumière, parfois quand il ne darde pas ses chauds rayons sur nous, la fraîcheur du fond de l'air nous fait frémir. Les heures s'étirent inexorablement, le soleil va se coucher, le charme de cette photo va se rompre, dommage, car j'aurais bien aimé la conserver, mais dommage également que les photos ne donnent pas les bruits, les pensées, les senteurs, la vie, ce n'est qu'un reflet, qu'une image de cette vie qui passe.

Mon père ne m'a jamais dit s'il était fier de moi, je le sais de ce qu'il en a dit à mes fils, il ne m'a jamais dit si je l'avais déçu, seul son regard répondait à mon interrogation, il ne m'a jamais dit de choses blessantes, il savait que je savais que j'avais fait une erreur et que ce n'était pas nécessaire d'en rajouter. Il ne m'a jamais vraiment parlé de son enfance, de sa vie, cela je l'ai appris par bribes de ci de là au détour d'une conversation au cours de réunions familiales. Il ne m'a jamais dit sa tristesse de ne pas voir ses autres enfants et petits enfants plus souvent, je le sais par ses questions : "As-tu des nouvelles de ton frère, de ta soeur ?" et cela lui fait beaucoup mal. Il ne m'a jamais dit sa rage quand la tempête a rasé sa forêt dans laquelle il aimait tant se promener.

Étant très proche de lui, il ne me parle pas de sa solitude, cependant il me parle des soirées qui sont longues quand mon fils qui vit avec lui est en déplacement ou en sortie.

Mon père ne m'a jamais parlé de son angoisse quand ma mère était sans connaissance à l'hôpital, mais je l'entendais remuer dans son lit la nuit, je pouvais voir la lumière sous la porte de sa chambre, je pouvais voir aussi son air abattu, ses épaules voûtées. Mon père ne me dit jamais ce qu'il souhaiterait, ce qu'il désirerait, ce qu'il espère, il n'aime pas quémander et cela est difficile pour moi car sa déception me ferait mal, de cela il est un peu égoïste car je lui apporte déjà beaucoup, et ne pas savoir vraiment ce qu'il veut, toujours deviner, cela est dur.

Mon père ne m'a jamais parlé de ce qu'il pensait des gens différents de nous, mais je sais que nous pensons la même chose, que nous acceptons cette différence parce que c'est la vie et que les gens n'ont pas choisi leur couleur, que ce sont des êtres humains.

Mon père ne m'a jamais parlé des ses déceptions, ni de ses joies, il ne parle pas de ses sentiments, moi qui le connaît bien, il me suffit de le regarder pour savoir, comme le premier fils de ma soeur, quel bonheur cela lui a apporté, pourtant il ne m'en a rien dit, je pense qu'il a réagi de même à notre propre naissance à nous ses enfants. Il ne m'a pas dit s'il était heureux de mon premier mariage, je ne le crois pas, car quelque part je ne pense pas qu'il appréciait cet homme avec qui j'ai voulu faire ma vie

Mon père ne m'a jamais dit qu'il m'aimait, qu'il était content que je sois là, je voudrais qu'il me le dise, car ces paroles je ne peux les croire que de cet homme.


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