Le père de Josette

Pas une journée, pas une semaine, pas une saison ne passent sans qu'un fait quotidien, un événement inattendu, une circonstance imprévue, ne me rappelle mon père, cet homme à la silhouette élancée, timide et réservé, pétri de principes : respect des autres, fidélité à la parole donnée, et aimant rendre service.

C'est l'été : la période dite des grandes vacances.

Je me souviens.

Il me parlait de son enfance, de sa maman cuisinière, de son métier et de son père jardinier, tous deux employés au château du village. Pas d'allocations familiales à cette époque. Avec ses sept frères et soeurs, pendant les grandes vacances, ils glanaient les épis de blé restés sur les champs, après le passage des moissonneurs. Ainsi ils ramassaient une partie du blé nécessaire à la fabrication du pain de la famille une partie de l'année.

Je pense que c'est de ce cette époque que datait son respect du pain qu'il aimait tant, et dont il ne jetait jamais la moindre miette. C'est aussi en respect qu'il marquait d'une petite croix de la lame de son couteau sur le "pain de quatre livres" de mon enfance.

C'est l'automne : la période des labours.

Je me souviens.

A cette époque, il portait des guêtres de cuir qu'il fixait à l'aide de crochets sur la tige de ses brodequins et sur ses mollets, par dessus son pantalon de velours.

Sans doute cela maintenait-il ses jambes et ses chevilles malmenées par la marche forcée et malaisée dans la terre labourée, pour suivre ses chevaux tirant la charrue.

Et puis il avait gardé cette habitude depuis son service militaire dont il était fier de m'expliquer qu'il était dans un régiment de cavalerie "ordonnance du colon" et en quoi cela consistait.

Je me souviens.

Lorsqu'il les retirait le soir, fourbu d'avoir marché, assis sur l'avant-dernière marche de l'escalier du grenier, avec des soupirs de soulagement.

J'aimais, à ce moment-là, tenter de les ajuster sur mes jambes fluettes. Cela m'amusait beaucoup, et lui aussi me disant qu'il fallait que je mange encore de la soupe pour grandir.

C'est l'hiver. J'allume le feu dans la cheminée.

Je me souviens.

Il se levait à 6 heures. Pas question d'oublier l'heure, la jument "Ponette" le rappelait à l'ordre chaque matin par quelques vigoureux coups de sabot sur le bord de sa mangeoire. (Je me rappelle ses larmes vite dissimulées lors du décès de cette jument).

Il donnait à chaque bête son picotin d'avoine et sa botte de foin, puis il curait l'écurie des vaches afin que la litière soit sèche et propre pour faciliter la traite réalisée par ma mère.

Après quoi il revenait à la maison, un fagot de petit bois sous le bras, et un léger ballot de paille sous l'autre, avec lesquels il allumait le feu dans la grande cheminée.

C'est un des meilleurs moments dont je me souviens, qui ne me quittera jamais.

J'attendais impatiemment que le feu pétille et que les flammes illuminent la grande salle de leurs fantasmagories. Alors, je m'installais sur mon petit banc, entre la chienne grise et les trois chats, étendus mollement sur la plaque de fonte déjà chaude devant l'âtre.

Je ressens encore le plaisir de chaleur irradiée alentour. C'est alors que ma mère quittait le lit qui occupait un angle de la pièce et venait s'habiller près du feu.

Toute cette chaleur, ce confort simple de l'époque mais très apprécié, on le devait à mon père.

C'est le printemps. La saison des semailles.

Je me souviens.

Ses prévisions de semailles, blé, orge, avoine, betteraves ; le choix du champ compte tenu de la fumure apportée, de son emplacement dans la plaine. Les meilleurs terres étant réservées aux semailles de blé.

Il fallait bien cultiver son champ, pour qu'il donne un beau et bon blé, qui donnerait de la belle farine, avec laquelle on ferait du bon pain qui nourrirait. C'était le but de son travail.

Je me souviens.

Je l'aidais comme je pouvais à tourner la manivelle du "tarare" ou "van" qui servait à faire de l'air pour envoler les menues pailles qui restaient mélangées aux grains après le battage.

Ensuite je l'aidais encore à tourner la manivelle du "trieur", long cylindre qui, comme son nom l'indique, triait le blé et permettait de sélectionner les plus beaux et gros grains pour les semailles.

Je l'aidais encore à tenir le sac dans lequel il déversait à l'aide d'un boisseau le blé mélangé à du vitriol, seul produit de traitement de l'époque contre les prédateurs.

Je me souviens de son "geste auguste du semeur". Sa main droite plongeait dans une sorte de besace tenue aux épaules par des bretelles, allant régulièrement et amplement de droite à gauche au rythme de ses pas, répandant au travers de ses doigts les plus beaux grains réservés à cet effet, espérant en secret que la météo serait favorable à une levée et que la moisson serait bonne.

La sirène des pompiers retentit.

Je me souviens.

Il était pompier bénévole au village avec plusieurs habitants, hommes valides.

Chaque trimestre il y avait la "manoeuvre de pompe".

La veille de cet événement où ils se rassemblaient pour faire manoeuvrer la pompe à incendie afin de la maintenir en état de marche en cas de besoin, il préparait son casque qui était en cuivre.

J'étais fière de le frotter avec un chiffon rugueux et du Miror. Il me montrait comment lui donner un éclat particulier. Compétence qu'il avait gardée également de son service militaire.

J'entends un rasoir électrique fonctionner.

Je me souviens.

Tout d'abord il passait et repassait la lame de son rasoir dit "coupe-choux", sorte de couteau à lame effilée à manche articulé, sur une bande de cuir fixée sur une planchette de même largeur - opération délicate s'il en est car de ce geste dépendait la finesse du "fil du rasoir".

A l'aide d'une petite brosse ronde en soies de porc qu'il imprégnait de savon dit "à barbe", il couvrait le bas de son visage d'une mousse abondante et blanche ; puis, de la main droite, il l'enlevait en passant la lame de son rasoir sur la peau qu'il tirait des doigts de sa main gauche.

C'était une opération délicate, qui occasionnait fréquemment des coupures superficielles.

Pendant ces instants, je devais disparaître ou au moins ne pas le distraire.

C'est la Saint-Joseph : c'est donc ma fête.

Je me souviens.

Il me disait : quand tu es venue au monde je voulais t'appeler "Pétronille". Cela me mettait en rage, je pestais tant que je pouvais, n'osant y croire. Pourquoi avais-je horreur de ce prénom ? Il me faisait penser à une fille un peu sotte ou demeurée, empruntée. Bref, je n'aimais pas du tout et il le savait.

C'est la période des Communions.

Je me souviens.

Mon père aimait par dessus tout la pêche à la ligne, qu'il pratiquait pendant ses loisirs, le dimanche, sur les bords de Marne. Il avait d'ailleurs fait quelques belles prises au long de ses années de pratique dont je garde le témoignage grâce à quelques coupures de journaux.

Quelle n'était pas sa fierté et la nôtre quand, à la Communion de notre plus jeune fils, figurait au menu "Le brochet du grand-père".

Bien sûr, cet homme, ce père, m'a quelques fois déçue.

Bien des questions que j'aurais voulu lui poser, bien des explications souhaitées, sont restées en suspend.

Puis-je lui en vouloir ? Non. Simplement j'ai très vite compris qu'il ne pouvait m'expliquer ou m'apprendre ce que lui-même ne connaissait pas.

De cette pensée même, je lui demande pardon.

Je le revois encore, les matins d'hiver, assis dans l'angle de la grande cheminée, mangeant avec appétit un hareng dessalé et cuit sur le grill savamment posé sur une large tranche de pain.C'était le premier repas de la journée. Après deux heures de travail matinal l'appétit était "aiguisé".

Le soir il se contentait d'une soupe aux légumes, toujours avec du pain dedans, ou des pommes de terre cuites "à l'étouffée" et de salades vertes quand la saison le permettait.

Les hivers étaient rigoureux à cette époque. Dès que les gelées se faisaient sentir, il colmatait les soupiraux de chaque cave : cave à betteraves, cave à pommes de terre, avec une grosse botte de paille afin de protéger du gel la nourriture des animaux et la nôtre.

Lors de ses allées et venues dans la cour par ce temps froid voire glacial, menant la brouette chargée soit de foin, de fumier, de betteraves ou de bois pour notre chauffage, il s'arrêtait parfois pris d'une onglée. Alors il balançait ses bras fortement sur sa poitrine en les croisant pour réchauffer ses mains.

Parfois il rentrait dans la maison, tendait ses mains vers les flammes du feu de la cheminée en disant : Je viens prendre une poignée de feu, aujourd'hui ça pince.

Il me disait aussi : Il va faire froid, le temps va changer, tu sais, ce matin les corbeaux volent le bec en avant.

Comme beaucoup d'hommes de sa génération, il gardait un souvenir très vivant de son service militaire, des copains qu'il s'était faits et avait gardés. Cela avait été pour lui l'occasion de prendre le train pour la première fois, de quitter sa famille, de manger à sa faim.

Il gardait une excellent souvenir de son colonel, militaire sévère, mais juste et bon, soignant son cheval, cirant ses guêtres, faisant briller son casque. Ce colonel d'ailleurs lui avait été très reconnaissant de sa présence efficace et attentive et l'avait chaleureusement félicité et encouragé.

La main, merveilleuse mécanique de notre corps, personnalisée à l'extrême ; reflet sans défaut de nous-mêmes et de nos activités.

Les mains de mon père, larges, épaisses, déformées par le travail, creusées de courts et fins sillons, parfois sanguinolents l'hiver.

Maintes fois, le soir, devant la cheminée où mon père se reposait en attendant le repas, appuyée contre ses genoux, maintes fois je les ai touchées, regardées, comparées aux miennes, si petites, si effilées, si blanches et tendres, découvrant avec étonnement et ne comprenant pas encore le pourquoi de la densité de leurs cals et de leur manque de souplesse.

Alors j'imaginais très bien ses difficultés pour tenir son rasoir et affiner son geste, ses réticences pour écrire une lettre : deux handicaps pour lui, il n'était pas allé beaucoup à l'école, et comment tenir un objet aussi fin qu'un stylo avec des mains pareilles !

Impossible d'exprimer clairement ce que je ressentais à cette époque, mais cela à coup sûr me touchait.

Il me disait : "Oh, tu sais, moi je ne suis allé à l'école que le jeudi..."

Mains calleuses, mains râpeuses, mains confrontées quotidiennement aux outils, à la terre, au bois.

Mains caressant le manche de l'outil fraîchement raboté pour vérifier s'il reste encore quelques aspérités.

Mains qui activent à nouveau le rabot, la plane, la râpe à bois, pour peaufiner le toucher final du manche.

Mains soignant les bêtes.

Mains qui passent l'étrille chaque matin sur le dos du cheval.

Mais qui brossent le cheval.

Mains qui caressent la tête du cheval arrêté au bout du sillon pour le récompenser de ses efforts.

Mains qui égrènent un épi de blé.

Mains qui recueillent les grains et portent ces grains aux lèvres pour en détecter l'odeur, le goût, la saveur, la maturité et évaluer leurs qualités.

Mains donnant une gifle, un fois, mal, très mal acceptée parce que non méritée à mon sens, regrettée par mon père. Mais bon sang, que j'ai eu du mal à comprendre et à pardonner.

Mains tendues pour une poignée de mains prolongée, exprimant une amitié profonde, sincère, sans faille : la main droite serrant celle de son camarade et ami de longue date, la gauche tapotant son épaule, geste empreint d'une émotion visible.

Mains qui se lèvent en geste d'adieu chaque fois qu'il repartait après une courte visite ; qui semblait dire : Les reverrai-je ?

Tous ces souvenirs on été marqués pendant un certain temps de regrets : oui, j'ai vraiment souffert des "ignorances" de mon père.

Combien de mes questions, exprimées ou non, sont restées sans réponses.

Questions d'enfant, avec ses problèmes du moment : une dispute avec ma soeur, une mauvaise note à l'école suite à une leçon mal comprise, un litige avec une copine, etc. Tous ces incidents concernant mille et une choses de la vie quotidienne, mettant à mal mon hypersensibilité et me laissant timide et peureuse.

Peut-être était-il conscient de ne pouvoir me donner de réponses.

C'est ainsi que j'ai grandi, trouvant des réponses moi-même au cours de l'expérience de la vie.

Aurais-je eu ce courage et cette volonté si j'avais eu justement toutes ces réponses ?

La facilité m'aurait peut-être ôté toute ténacité ?

Maintes fois je me suis sentie gauche, embarrassée, honteuse de ma condition de fille de "paysan" ou de fille de la "campagne".

A cette époque, on nous appelait "les bouseux", et certains ne se privaient pas, dans ce collège mixte où j'ai été pensionnaire pendant deux ans, de me bousculer dans l'escalier et de m'appeler bêtement "secotine" parce que j'étais extrêmement mince, donc "sec".

Quelle imagination, pour eux, fils de parents habitant la ville !

Tout cet héritage, j'y tiens à présent comme à une véritable richesse.

L'idée majeure : que j'ai eu la chance de grandir près de la terre, des animaux, "à la campagne" comme on dit maintenant, dans un milieu sain, honnête, où le travail était un honneur, un droit, une loi.

Un milieu où l'on apprenait au fil des jours le sens du renouvellement de la nature, le sens de l'oeuvre du temps, le sens de la maturité des choses, enfin, en un mot, le bon sens facteur d'équilibre.

A présent dans notre monde chaotique, je me surprends à dire mille fois merci.


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