La ville au bout des rails.

CHRONIQUE N°8 - MATIÈRES PREMIÈRES. (par Michel Seonnet)



Il y a un lien entre écrire et marcher le long d’une voie ferrée. Je ne sais pas lequel. Je ne l’explique pas. Je constate simplement qu’il y a (presque) toujours, dans ce que j’écris, des gens qui marchent le long de voies ferrées, des personnages qui font crisser les pierres du ballast sous leurs pieds, qui semblent préférer aborder les villes par ces entrées clandestines.

Lorsque j’ai entendu parler de l’existence des anciennes voies ferrées qui étaient devenues comme un chemin pour les gens, une manière de se déplacer à pied, j’ai compris que c’était par là que j’allais découvrir la ville.

Ou plus encore : que par la simple présence de ces rails abandonnés, cette ville avait déjà partie liée avec l’écriture.

J’y suis allé.

Il y a toujours un passage à niveau sur la route de Chaumont, à cet endroit où, m’a-t-on dit, se trouvait autrefois la gare de Saint-Pantaleon. Mais c’est un passage à niveau vaincu. Incapable d’imposer sa présence à la route. Les barrières levées comme des mâts ne semblent même plus attendre le retour des convois. On se dit que, au mieux, elles espèrent qu’on en finisse avec elles, qu’on les délivre d’une position non seulement vertigineuse les jours de grand vent, mais surtout humiliante : des années à regarder ainsi passer des véhicules (voitures, camions, vélos) dont elles n’arrêtent plus jamais le flot, qui les ignorent, qui à force de passer et repasser ont fini par enfoncer les rails si profondément dans le bitume qu’ils n’ont même plus à ralentir au passage.

Pourtant, dans cette sorte de recyclage permanent que constitue la vie des villes, les barrières du passage à niveau ont fini elles aussi par remplir un nouveau rôle. Comme un signe. Non plus de fermeture (barrer la route pour imposer le passage des trains), mais un appel, comme deux bras ouverts invitant à s’engager sur un territoire jusque là interdit. Si la barrière est levée c’est que l’on peut passer.

Et c’est ce que l’on fait.

Alors tout change.

Parce qu’une fois engagé sur le ballast, entre les rails ou au bord, à saute-traverses ou dans ce peu d’herbes qui vient défier les pierres, on se retrouve immanquablement dans un autre univers.

C’est comme un chemin, mais ce n’est pas un chemin.

On est en ville, mais c’est une autre disposition des choses - l’envers, le dos, ou l’intérieur peut-être. Comme si on avait pénétré à l’intérieur d’un secret. D’une part du monde destinée à rester cachée et maintenant disponible.

Les signes de l’activité passée sont encore là. Pourtant il n’y a rien, ici, de la douleur qui étreint lorsqu’on se risque sur les lieux du travail supprimé - usines en friches, hangars abandonnés.

Il s’agit de quelque chose d’autre.

On en a la certitude au moment où les rails deviennent pont, la Marne à claire-voie au dessous des traverses.

Comme si on était parvenu au point originel de la ville. A quelque chose d’avant la ville qui la précède et qui pourtant ne l’exclut pas.

Comme si on avait réussi à se glisser non seulement jusqu’au lieu de naissance, mais plus encore, jusqu’au secret même de cette naissance : l’alliance de l’eau, du bois, et du fer dressé à main d’homme.







La Marne.

Chronique suivante.

Retour en ville.

Le territoire de Jim Zoll

La Marina. Retour en ville. La ville au bout des rails.