Le territoire d'Amal Gharbi.Monument aux victoires inutiles.Echange d'amour.



CHRONIQUE N°2 - L'AUTRE VILLE (par Michel Seonnet)



Il suffit de s’engager sur le pont. De franchir le canal. La voie ferrée. Et plus loin la route nationale. Alors on découvre l’ampleur de la ville. On avait cru qu’il fallait s’arracher à elle pour pouvoir la découvrir. Que c’était une ville qui ne pouvait être entière qu’à se faire violence. Et on découvre qu’il s’agit simplement d’une ville siamoise. Une ville à double corps. Une ville qui ne sait pas sur lequel de ses deux corps faire reposer sa tête.

Pour être à hauteur de cette autre-ville qui est en face de la ville, il n’y a qu’à se poster sur l’un des toboggans qui enjambent le canal et la voie ferrée. Car si autrefois c’étaient les châteaux, les places-fortes qui dominaient les villes, les seigneurs tout en haut et les manants en bas, ici c’est le contraire. La ville ancienne repose à fond de vallée, sur une presque presqu’île entre Marne et canal. La ville nouvelle est à flanc de coteau. Et donc domine. Même si c’est de loin. Ce qui laisse penser que pour les bâtisseurs aucune menace ne pouvait venir de là. On ne construit pas au-dessus de soi ce qui risque un jour de vous déferler dessus.

C’est une ville comme tant d’autres. Villes nouvelles pour un monde d’après guerre, de renouveau, d’expansion. Un monde où il y a plus de travail que de bras.

C’est une ville semblable à aucune.

C’est une ville qui se demande ce qu’elle est. Un

quartier ? Une cité ? Ou simplement un nom - le Vert-Bois ? Un nom qui joue les durs dans les discussions de bistros ou de cages d’escaliers.

C’est une ville qui joue à se faire peur. A vous faire peur. Vous allez voir ce que vous allez voir.

Et c’est cela qui étonne quand on vient d’autres villes confrontées aux mêmes blessures. Que celle-ci soit si propre. Si nette. Si campagnarde. Et que pourtant à écouter les gens, à lire le journal, on la dise l’égale des pires.

A y circuler on voit bien que c’est une ville faite pour qu’on s’y promène. Entre les bâtiments, les immeubles. Jusqu’au bois derrière les tours qui est presqu’une forêt, après il y a les champs. C’est une ville pour profiter du soleil à la terrasse d’un café. Pour que tout le monde se rencontre le dimanche au marché.

Mais on voit bien, aussi, que c’est une ville qui se défait. Et que lorsqu’on veut la refaire on la barbouille de couleurs comme une aire de jeu. Un terrain pour les gosses.

C’est un garçon qui me fait visiter. Il est en vacances. Même s’il est censé réviser le bac. Il me fait faire le tour. Tour du propriétaire si l’on veut. Tour de chez lui, tour de sa vie. Lui, il est du bâtiment “60”.

On parle études. Philosophie. C’est ce qu’il est en train (en principe) de réviser. Et je repense à un comme lui, ailleurs, dans une autre cité, autre banlieue, un à casquette comme lui, baladeur sur les oreilles, qui roule un peu des épaules quand il monte dans le bus si bien que ça fait comme un frisson : “Avec toute cette délinquance”. Le peut-être-délinquant vient s’asseoir à côté d’un copain tout aussi “inquiétant” que lui. Ils discutent. Mais rien, dans ce qu’ils disent, ne correspond à l’inquiétude qu’ils ont fait naître. Ils parlent de sociologie (l’un est en licence). Ils parlent de philosophie (l’autre est en maîtrise). Si l’université s’est fait à leur casquette, il n’est pas sûr que la cité se fasse à leur philosophie. Leur faudra-t-il choisir ?

Je demande à mon guide. Et lui :

“Que voulez-vous que l’on fasse ici ?”

Les statistiques sont formelles : c’est une ville où l’on revient rarement lorsqu’on est diplômé.


Trois fois amen. Le Plan Masse. Bâtiment 60. Retour en ville.



Bâtiment 60

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