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GANTS BLANCS

Les couloirs des grands hôtels sont déserts et la fumée des cigares se cache. Un homme descend les marches du sommeil et s'aperçoit qu'il pleut: les vitres sont blanches. On sait que près de lui repose un chien. Tous les obstacles sont présents. Il y a une tasse rose, un ordre donné et sans hâte les serviteurs tournent. Les grands rideaux du ciel s'ouvrent. Un bourdonnement accuse ce départ précipité. Qui peut courir aussi doucement? Les noms perdent leurs visages. La rue n'est qu'une voie déserte.

Vers quatre heures ce jour-là un homme très grand passait sur le pont qui unit les différentes îles. Les cloches ou les arbres sonnaient. Il croyait entendre les voix de ses amis. “ Le bureau des excursions paresseuses est à droite, lui criait-on, et samedi le peintre t'écrira. ” Les voisins des solitudes se penchaient et toute la nuit on entendit les sifflements des réverbères. La maison capricieuse perd son sang. Nous aimons tous les incendies; quand la couleur du ciel change c'est un mort qui passe. Que peut-on espérer de mieux? Un autre homme devant la boutique d'un parfumeur écoutait les roulements d'un tambour lointain. La nuit qui planait au-dessus de sa tète vint se percher sur ses épaules. Les éventails conventionnels étaient à vendre : ils ne produisaient plus de fruits. On courait sans savoir les résultats dans la direction des ouvertures maritimes. Les horloges désespérées égrenaient un chapelet. Les ruches vertueuses s'organisaient. Personne ne passait près de ces grandes avenues qui sont la force des villes. Un seul orage suffisait. Très loin ou tout près, la beauté humide des prisons était méconnue. Les meilleurs refuges sont les gares puisque jamais les voya­geurs ne connaissent la route à suivre. On lirait dans les lignes des mains que les gages de la fidélité la plus odorante sont sans avenir. Que pouvons-nous faire des enfants musclés? Le sang chaud des abeilles est conservé dans les bouteilles d'eaux minérales. Jamais on n'a vu les sincérités découvertes. Les hommes connus perdent leur vie dans l'insouciance de ces belles maisons qui font battre les coeurs.

Que paraissent petites ces marées sauvées! Les bonheurs terrestres coulent à flot. Chaque objet sert de paradis.

Un grand boulevard de bronze est le chemin le plus direct. Les places magiques ne sont pas de bonnes stations. La marche lente et sûre : au bout de quelques heures, on aperçoit la jolie plante du saignement de nez. Le panorama des poitrinaires s'allume. On entend tous les pas des voyageurs souterrains. Mais le silence le plus ordinaire règne en ces lieux étroits. Un voyageur s'arrête, altéré. Êmerveillé, il s'approche de cette plante colorée. Il veut sans doute la cueillir mais il ne peut que serrer la main d'un autre voyageur couvert de bijoux dérobés. Leurs yeux se donnent des flammes soufrées et longtemps ils parlent de leurs merveilleux cris. On croit entendre un murmure de lune sèche, mais un regard dissipe les plus prodigieuses rencontres. Personne n'a pu reconnaître ces voyageurs de race pâle.

Les crépuscules des banlieues et la tristesse des fêtes foraines les séparaient. Il fait si beau sous la tente. Une vapeur azurée parcourait les abords de la clairière et la plante miraculeuse croissait lentement. Aux extrémités militantes, de longs appels faisaient frissonner les arbustes; c'étaient des paquebots qui quittaient pour plusieurs années l'île des adorations. Les émigrants calculaient déjà et n'ignoraient plus les combinaisons sentimentales. La forêt environnante se dépeuplait. Les animaux dans leurs tanières regardaient leurs petits. Les nuages disparaissaient rapidement laissant mourir les étoiles. La nuit se tarit.

Un voyageur insouciant dit à son compagnon

“ J'ai marché devant moi et j'ai compris la fatalité des courses perpétuelles et des orgies solitaires. A ma droite j'ai tué un ami qui ne connaissait que le soleil. Ses rayons nous éclaboussaient dou­loureusement et j'avais si soif que j'ai bu ses souf­frances. Il riait encore en me confiant son dernier soupir. Je ne pus m'empêcher de grincer des dents en lisant dans ses yeux la résignation passionnée des suicidés. Le vent me serrait la gorge et je n'ai pu savoir qui me parlait toujours. Je vous ai reconnu. ”

Le silence obscur des métaux paissait leurs paroles.

Le voyageur dont les mains étaient ornées répondit “ Les trois meilleurs jours de ma vie ont laissé dans ma poitrine un coeur pâle. Les odieuses saveurs des pays orientaux dressent des cauchemars. Je me souviens d'un homme qui courait sans voir ses mains. Aujourd'hui je vous revois. ”

C'est ainsi qu'ils atteignirent les mois en r. Le jour se retire abandonnant à leurs lèvres quelques paroles très pures. A cette époque des autres années tous les corps s'entrouvrant sur des voies lactées, ils montaient dans les observatoires. Ils pâlissaient là sur des calculs de distances, de probabilités. Quelques dictons infaillibles comme celui de la Saint-Médard au besoin leur revenaient en mémoire. Ils découvraient rarement un astre rouge comme un crime lointain ou une étoile de mer.

L'entrée de leur âme autrefois ouverte à tous vents est maintenant si bien obstruée qu'ils ne donnent plus prise au malheur. On les juge sur un habit qui ne leur appartient pas. Ce sont le plus souvent deux mannequins très élégants sans tête et sans mains. Ceux qui veulent prendre de belles manières mar­chandent leurs costumes à l'étalage. Quand ils repassent le lendemain la mode n'y est déjà plus. Le faux col qui est en quelque sorte la bouche de ces coquillages livre passage à une grosse pince dorée qui saisit quand on ne la regarde pas les plus jolis reflets de la vitrine. La nuit, elle balance joyeusement sa petite étiquette sur laquelle chacun a pu lire : “ Dernière nouveauté de la saison ”. Ce qui habite nos deux amis sort peu à peu de sa quasi-immobilité. Cela tâtonne en avançant de beaux yeux pédonculés. Le corps en pleine formation de phosphore reste équidistant du jour et du magasin du tailleur. Il est relié par de fines antennes télégraphiques au sommeil des -enfants. Les mannequins sont là-bas de liège. Ceintures de sauvetage. On est loin de ces charmantes formules de politesse.

André Breton et Philippe Souppault in les champs magnétiques.


























































































































































































































































































































































































































Retour à l'Hôpital andré Breton.Retour en ville.Le nationalisme et la guerre.

Chapitre VI

Verdun 11 juin au 9 août 1916

Partis de Dampierre-le-Château le matin du 10 juillet, nous arrivâmes dans l'après-midi à Evres où nous passâmes la nuit, puis, le lendemain matin nous nous remîmes en route dans la direction de Verdun. L'étape était longue (27 km) et rendue pénible par une chaleur torride, aussi était-il près de cinq heures du soir quand nous arrivâmes au Bois de Mixéville, à quelques kilomètres au sud-ouest de Verdun. Nous croyions y passer une bonne nuit, nécessaire pour nous reposer des fatigues de l'étape quand, vers sept heures : “ Alerte ! Rassemblement dans un quart d'heure ! “ Les Allemands attaquaient sur le plateau de Souville !... Malgré notre épuisement il nous fallait monter en renfort sans même prendre le temps de manger le rata lequel, d'ailleurs, n'était pas cuit. Nous laissâmes nos sacs à Mixéville, emportant seulement nos vivres de réserve dans nos musettes, couverture et toile de tente en sautoir ; afin d'éviter d'être repérés par les avions ennemis, nous marchâmes sous bois jusqu'à la tombée de la nuit, par des chemins boueux, détrempés, qui rendaient notre marche pénible et lente. Après avoir traversé Baleycourt en ruines, la nuit étant venue, nous prîmes à travers champs et prairies, afin de laisser la route entièrement libre aux camions de ravitaillement. A minuit, nous entrâmes dans Verdun par la Porte-Neuve. La ville avait un aspect lamentable ; au bout de cinq mois de bombardement, pas une maison n'était intacte, ça et là, des incendies éclairaient, de leurs reflets rougeâtres, les ruines amoncelées de la malheureuse ville, seule la Citadelle dominant la cité de sa haute masse sombre, semblait encore défier l'envahisseur. L'artillerie de la Place faisait rage, l'écho des grosses pièces tirant sans arrêt, se répercutait longuement dans la ville et sur la Meuse, c'était lugubrement impressionnant.

Nous traversâmes Verdun sans nous y arrêter puis, après avoir franchi la Porte de France nous nous arrêtâmes pour faire la pause ; là, on demande quatre hommes de corvée par section pour toucher le ravitaillement, ce qui nous fit bien plaisir car vraiment nous avions besoin de nous restaurer un peu.

De l'endroit où nous faisions la pause, nous distinguions à merveille la ligne de feu située à environ six kilomètres à vol d'oiseau. Des “ départs “ partant de milliers de bouches à feu zébraient la nuit sombre de lueurs rouges, de la durée d'un éclair. Du côté de Souville, Fleury, Thiaumont, des fusants éclatant en l'air sans arrêt donnaient, de loin, l'illusion d'un gigantesque feu d'artifice ; je m'approchai d'un artilleur qui, avec son attelage, attendait que la route fût libre pour démarrer, et, lui montrant d'un geste l'horizon embrasé je lui dis : “ Ça a l'air de chauffer là-bas ? - Oh ! fit-il d'un ton placide, ce n'est rien, c'est “ comme ça “ toutes les nuits - Merci du tuyau, repris-je, il est rassurant ! ”

Quand les hommes de corvée revinrent, déception ! Les voitures de ravitaillement embourbées dans quelque chemin n'étaient pas arrivées à l'heure fixée ; nous touchâmes en tout et pour tout un bidon de deux litres, neuf mais... vide, que nous remplîmes d'eau à une bonne-fontaine dans Belleville. Après avoir franchi la Meuse sur une passerelle, traversé Belleville, faubourg est de Verdun, il nous fallut gravir les côtes de Belleville qui, surplombant la Meuse presque à pic, forment à l'est le dernier rempart naturel de Verdun ; montée pénible s'il en fut, harassé par cette longue marche forcée, chaque pas en avant me causait une souffrance aigue, mes jambes brisées avaient à peine la force de me supporter et cependant il fallait marcher, marcher encore afin d'arriver à destination avant le lever du jour sous peine d'être pris à partie par l'artillerie ennemie, ce qui eût encore compliqué la situation. Enfin, après des pauses multiples (une environ tous les cent mètres) nous finîmes par arriver à la redoute M2, située au pied de la côte de Froideterre. Dire notre épuisement est superflu, il était quatre heures du matin, nous avions marché presque sans arrêt pendant vingt-quatre heures au cours desquelles nous avions parcouru 45 kilomètres ; pas un de nous n'eût eu la force de combattre si la nécessité eût exigé que nous fussions engagés immédiatement ; fort heureusement il n'en fut rien, nous pûmes nous reposer pendant la journée, la nuit et la journée du lendemain, ce qui nous remit entièrement d'aplomb.

Le 12 au soir et les nuits suivantes, nous montâmes à la redoute de Froideterre pour y effectuer des travaux de défense, tranchées, réseaux, etc. La redoute n'existait plus qu'à l'état de souvenir, des blocs énormes de ciment bétonné avaient été projetés, ça et là, dans la plaine, sous la poussée formidable des 280 et 305 allemand ; des grilles en fer forgé tordues, arrachées, gisaient lamentablement ; seul un canon de 75 presque intact et la gueule tournée vers l'Est semblait vouloir dire à l'ennemi : “ Tant que je serai là vous ne passerez pas ! “. Je ne pus m'empêcher de faire la remarque que, précisément à cette époque, les journalistes parisiens publiaient articles sur articles, avec cartes à l'appui, en disant à leurs lecteurs : “ Ne vous inquiétez pas, avant que les Allemands ne prennent Verdun, il leur faut auparavant s'emparer des forts de Froideterre, Tavannes, Souville, Glorieuse, Regret, etc, etc. ” Eh bien ! ils étaient jolis les forts cités par les stratèges en chambre de l'arrière, s'il n'y avait eu que ces ruines pour arrêter les Allemands, il y eût un beau temps qu'ils eussent enlevé Verdun !... Il leur était facile à tous ces généraux en chambre, qui, en fait de tranchées ne connaissaient que les tranchées d'exercice du polygone de Vincennes, de “ bourrer le crâne “ aux civils, mais nous, les combattants, qui étions à pied d'œuvre et par là même savions à quoi nous en tenir, nous haussions les épaules en lisant leurs claironnants articles et ne demandions qu'une chose : qu'ils viennent nous remplacer pendant seulement vingt-quatre heures, ils auraient vu s'ils pouvaient compter sur les ouvrages qu'ils citaient si haut ! Non, à cette époque, la France n'avait plus à compter que sur la vaillance de son Armée, de cette Armée de Verdun dont l'admirable résistance restera à jamais comme l'un des plus beaux faits d'armes de l'Histoire.

Le 15 juillet au soir nous montâmes en première ligne ; le ravitaillement se faisant très difficilement, chacun de nous emportait des vivres de réserve pour quatre jours : biscuits, conserves, chocolat, trois-litres d'eau, six grenades, des fusées éclairantes etc tout ceci ajouté à notre fourniment habituel formait un poids de quoi charger un mulet. La nuit était très sombre, une pluie fine tombant sans arrêt rendait le terrain glissant mais, par bonheur, avait ralenti l'action de l'artillerie adverse, à part trois ou quatre rafales que nous eûmes à essuyer sur la crête de Froideterre, la montée se passa sans encombre. Arrivés à la redoute de Thiaumont au milieu des ruines de laquelle le Colonel avait établi son poste de Commandement, à environ quatre-vingt mètres de la première ligne, des guides du 130e (que nous venions relever) nous conduisirent à nos emplacements respectifs. Ce n'était plus, comme à Massiges, la guerre de secteur où, chaque boyau, chaque tranchée portait une pancarte avec une flèche indiquant telle ou telle direction, mais la plaine, la rase campagne, un immense champ d'entonnoirs au milieu desquels étaient dissimulés les combattants groupés par petits paquets, variant de trois à dix, suivant le diamètre de l'entonnoir qu'ils occupaient. Ces entonnoirs n'étant pas reliés entre eux, il fallait bien faire attention, dans la nuit noire, de ne pas dépasser la ligne française sans quoi on se rendait directement, armes et bagages, chez les voisins d'en face comme cela s'était déjà produit ultérieurement.

Avec une dizaine d'hommes, j'occupai un énorme trou creusé par un 280 allemand dans lequel, pour tout aménagement on avait dressé un vague parapet qui, seul, indiquait la direction de l'ennemi. Le sergent du 130e que je venais relever me passa les consignes en vitesse, il avait hâte de quitter ce coin-là, hâte bien compréhensible d'ailleurs ; je pris comme point de repère un tronçon de sapin qui émergeait au ras du sol et il partit en me souhaitant bonne chance.

Ce qui tout d’abord m’avait frappé à mon arrivée en ligne, c’était une odeur de charogne, un relent de charnier qui flottait en l'air avec persistance ; j'avais regardé tout autour de moi pour m'assurer s'il n'y avait pas quelque cadavre dans les environs, cause de cette puanteur, mais, la nuit étant trop noire, je n'avais rien pu distinguer... je n'allais pas tarder à être fixé : avec mes dix poilus j'occupais la droite du front tenu par ma section ; la 2e section étant à ma droite, je me devais tout d'abord d'assurer la liaison entre les deux unités ; je partis en rampant de trou d'obus en trou d'obus, lorsque arrivé à une vingtaine de mètres de mon point de départ, je m'aperçus que l'odeur fétide devenait de plus en plus forte. Tout en me pinçant les narines, j'arrivai au-dessus d'un énorme entonnoir au fond duquel gisaient quatre cadavres en putréfaction, énormes, gonflés comme des outres par suite de l'eau qui était tombée les jours précédents ; une mitrailleuse démantibulée, des boîtes de bandes de cartouches, une caisse de grenades complétaient ce tableau macabre, éclairé d'une teinte livide par les fusées de la première ligne. Retenant ma respiration, pris de nausées, je revins sur mes pas n'ayant pas la force d'aller plus loin et me promettant bien de les faire enterrer le plus tôt possible, sinon, c'était le choléra à brève échéance.

En rentrant à mon entonnoir j'aperçus un de mes poilus qui, saisissant précipitamment son fusil, le mit en joue en me disant :

“ Sergent, regardez donc, les Boches sont sortis ! “. Je regardai et j'aperçus deux silhouettes qui se profilaient sur la plaine à une vingtaine de mètres et que, grâce au casque je reconnus pour être des nôtres ; j'eus juste le temps de donner un coup sec sous son arme pour la relever, le coup partit en l'air heureusement, abusé par la sinuosité de la ligne, il avait cru voir les Allemands devant lui alors qu'ils se trouvaient nettement à sa gauche. Cette sinuosité de ligne n'allait pas sans graves inconvénients ; si, d'une façon générale la ligne était orientée vers l'Est, elle formait tellement de saillants et de rentrants que de l'endroit où je me trouvais, je faisais complètement face à l'Ouest, de sorte que, les obus français venant de la direction de Verdun m'arrivaient juste de face, alors que les obus allemands, me venaient de dos, si bien que les plus à craindre, pour nous, étaient les obus français ce qui, d'ailleurs, causa la majeure partie de nos pertes pendant notre séjour dans ce secteur.

Quand le jour arriva, je jetai un coup d'œil par-dessus le parapet pour me rendre compte de la situation. Les lignes françaises : invisibles, les lignes allemandes, invisibles également, ce n'étaient que trous et trous d'obus à perte de vue ; la terre semblait sortir de quelque cataclysme, impossible de distinguer le moindre vestige de civilisation dans ce paysage ravagé, dévasté, réduit à l'état de néant. Ca et là des cadavres français jetaient leur teinte bleu clair sur le fond jaunâtre du champ de bataille et toujours, toujours cette odeur de chair en décomposition, persistante, augmentant au fur et à mesure que le soleil prenait de la force ; des milliers et des milliers de grosses mouches vertes, attirées par cette chair putréfiée, bourdonnaient au-dessus de nos têtes, se posant partout, sur le bout de pain que nous tenions à la main, pénétrant même dans nos musettes que nous fûmes obligés de couvrir soigneusement pour préserver nos aliments du contact impur et dangereux ; c'était lugubre, macabre au-delà de toute expression, ce n'était plus un champ de bataille, c'était un charnier.

D'après les consignes que m'avait passées le sergent du 130e, pas un mouvement ne devait se faire de jour sauf, bien entendu, la relève des veilleurs. Quand l'un d'entre nous éprouvait un besoin... naturel il y satisfaisait dans une pelle ou dans une boîte à conserves dans le fond du trou, et en lançait ensuite le contenu dans le trou d'obus voisin, ceci dit, on juge dans quelles conditions d'hygiène nous nous trouvions...

Dès la tombée de la nuit, tout le monde était alerté, prêt à tout événement ; celle-ci se passait d'ailleurs très vite, elle débutait immanquablement par un tir de barrage formidable de part et d'autre, déclenché le plus souvent pour des motifs futiles ; l'explosion d'une grenade, une patrouille aperçue sur la plaine, suffisaient pour déclencher le barrage et voilà toute la ligne embrasée pour une heure, pendant laquelle nous attendions, tapis dans nos trous, le nez au ras du parapet afin d'éviter toute surprise, que messieurs les artilleurs veuillent bien cesser de tirer sur la ficelle. Au cours d'un barrage, il arrivait, parfois, de singulières méprises. Du côté français, une fusée rouge lancée en l'air voulait dire :

“ Demande tir de barrage. ” Si l'artillerie tirait trop court, c'est-à-dire sur nos propres lignes, une fusée verte signifiait “ Allongez tir. ” Du côté allemand, c'était précisément le contraire, fusée verte “barrage”, fusée rouge “ Allongez tir. ” Si les Français lançaient une fusée verte, les artilleurs allemands croyaient à une nouvelle demande de barrage de leurs fantassins d'où recrudescence de bombardement ; par contre si les Allemands lançaient une fusée rouge pour faire allonger le tir de leurs batteries, les artilleurs français croyaient aussitôt à une nouvelle demande de barrage de notre part si bien que, de toute façon, c'étaient toujours les fantassins qui encaissaient soit dans un camp soit dans l'autre. Ces méprises provenaient du fait que, les Allemands, ayant capturé des stocks d'artifices au cours de leur progression, les utilisaient pour leur propre compte. Si l'on songe que pendant la nuit la plus calme que nous passâmes à Thiaumont, il ne se déclencha pas moins de quatre barrages, on jugera de ce que furent les autres ; aussi, avec de telles distractions les nuits nous paraissaient-elles relativement courtes. Après un dernier barrage pour saluer l'aurore et terminer dignement ces nuits agitées, le secteur devenait relativement calme jusqu'à huit heures puis, la brume étant levée, l'aviation redevenait active, et la lutte d'artillerie recommençait avec plus ou moins de violence au cours de la journée, mais toujours sans arrêt.

Au petit jour nous cassions la croûte, c'était le meilleur moment de la journée, l'odeur de charogne était à peu près supportable et les mouches pas réveillées, nous en profitions. Le ravitaillement se faisait aux Carrières, sorte d’excavation taillée à pic sur le versant ouest de Froideterre, deux hommes par section, choisis parmi les plus alertes, étaient chargés d'aller, chaque nuit, chercher le pain, le vin, la viande et la “ gnôle “ (eau-de-vie), un troisième allait à l'eau à un endroit appelé la “ Source “ où coulait un mince filet d'eau jaunâtre, épaisse, que nous devions laisser déposer au fond de nos bidons pour la rendre buvable ; cette source se trouvait sur le versant ouest de Froideterre également.

Pour accomplir ces corvées, périlleuses s'il en fut, il fallait que les poilus quittent la première ligne aussitôt après le premier barrage et filent d'une traite aux Carrières, distante de deux kilomètres. Pour revenir, ils profitaient d'une accalmie, entre deux barrages, mais il était très rare qu'ils puissent accomplir le trajet du retour d'une seule traite ; en cours de route une nouvelle rafale les surprenait, les forçant à se terrer dans quelque trou pour laisser passer l'”averse” et repartir ensuite vers les lignes où nous les attendions, inquiets sur leur sort et... sur le sort du ravitaillement, “pourvu que le pinard ne soit pas perdu”, pensions-nous ; préoccupation bien matérielle, dira-t-on, mais bien excusable si l'on songe que c'était notre seul réconfort dans cette vie d'enfer.

Dans la nuit qui suivit notre arrivée en ligne, le ravitaillement ne put s'effectuer, les tirs de barrage trop fréquents - sept au cours de la nuit - rendaient impossible tout mouvement sur la plaine, force nous fut donc de recourir aux biscuits et au “ singe ” (bœuf en conserve) et boire de l'eau, pas de “ gnôle ” non plus, c'était doublement ennuyeux car j'avais compté dessus pour pouvoir enterrer mes quatre maccabées, or, c'était chose impossible sans cela. Enfin, dans la nuit du 17 au 18 nous fumes plus heureux, le ravitaillement nous parvint vers les deux heures du matin ; sitôt qu'il fut arrivé, j'avisai trois de mes poilus et leur donnai un plein quart d'eau-de-vie pour leur donner du courage à remplir la funèbre besogne. Ils y allèrent, mais pour revenir au bout de dix minutes, malades, pris de nausées et de vomissements épouvantables et... n'en ayant enterré que trois sur quatre ; un poilu ayant eu la malencontreuse idée de vouloir retourner un cadavre avec sa pelle pour le placer à côté des autres, la tête s'était détachée du tronc, les chairs pourries s'en étaient allées en lambeaux, dégageant une odeur tellement infecte que moi-même qui me trouvais à plus de vingt mètres du trou, dus recourir à mon flacon d'alcool de menthe que, par bonheur, j'avais emporté avec moi ; j'en imbibai mon mouchoir et restai pendant le reste de la nuit avec mon tampon sur le nez, quelle vie ! La nuit suivante, je fis enterrer le quatrième mais sans le déplacer cette fois, je le fis simplement recouvrir de terre prise dans un trou à côté et ce fut tout, l'expérience de la nuit précédente avait suffi.

Avec ma section, forte d'une trentaine d'hommes, j'occupais un front d'environ quatre-vingts mètres ; immédiatement à ma gauche était placée une section de mitrailleuses qu'en cas d'attaque je devais couvrir à tout prix ; nous étions donc suffisamment nombreux pour pouvoir parer à toute entreprise dirigée de notre côté. Néanmoins, ce terrain bouleversé, rempli de trous, se prêtait d'autant plus merveilleusement à la surprise, que les lignes allemandes n'étaient pas éloignées de plus de soixante mètres. Dans la nuit du 18 au 19, alors que j'observais attentivement par-dessus le parapet, je crus, à un certain moment discerner des ombres qui rampaient de trous d'obus en trous d'obus et s'avançaient dans ma direction. Aussitôt, je fais prévenir les mitrailleuses et les voisins de droite et de gauche ; deux minutes s'écoulent pendant lesquelles j'écoute, tous mes sens tendus vers le danger qui nous menace ; tout à coup, une grenade éclate à dix mètres du parapet, puis deux, puis trois, plus de doute, les Allemands viennent tater le terrain, je crie : “ Alerte à la grenade.” Et je m'installe moi-même au pied d'une caisse de grenades que je me mets en devoir de vider avec ardeur. Mais, au bout de deux minutes, je m'aperçois que notre barrage de grenades a diminué progressivement, les mitrailleuses ne tirent plus, que se passe-t-il ? Je me retourne... juste à temps pour voir un de mes poilus qui, ayant mis baïonnette au canon (je me demande pourquoi ?) se dispose à quitter l'entonnoir. Je le saisis par le bras et lui demande : “ Où vas-tu toi ? ” - “ Ben, répond-il d'une voix effarée, les autres ils sont partis. ” - “ Partis où ? ” - “ Par là. ” fait-il en esquissant un geste vers l'arrière ? Je regarde sur la ligne... plus personne, tout le monde a laché pied ; furieux je laisse échapper un juron, puis je me précipite derrière eux pour les ramener. A peine ai-je fais vingt mètres que je me croise avec le lieutenant Cambeur qui, à la tête de ses grenadiers d'élite vient pour contre-attaquer, croyant à une attaque en règle, je le rassure et nous reprenons immédiatement possession de l'entonnoir jusqu'où, fort heureusement, les Allemands n'ont pas osé s'aventurer. Quand l'émotion fut un peu calmée, il fallut faire la lumière sur cette débandade ; elle provenait uniquement du caporal qui se trouvait en liaison avec les mitrailleurs et qui, entendant les grenades, avait jugé prudent de se replier, disait-il, sur la “ parallèle de résistance “ (il me faisait bien rire avec sa parallèle de résistance, en fait de parallèle il n'y avait que des trous d'obus à perte de vue), les poilus, tels les moutons de Panurge, l'avaient suivi un à un ; les mitrailleurs, voyant se replier les fantassins qui les couvraient à droite, avaient cru la ligne enfoncée et avaient ramené leurs pièces en arrière également, il ne restait donc plus que moi qui, uniquement occupé à lancer des grenades, n'avait absolument rien vu de ce qui se passait et qui, pour peu que les Allemands eussent un peu d'audace à ce moment-là, était bel et bien fait prisonnier. Il s'en fallut de bien peu que je ne fasse casser immédiatement le coupable de son grade, puis, réflexion faite, ma colère étant tombée et l'affaire n'ayant pas eu de suites fâcheuses, je passai l'éponge pour cette fois, mais en lui promettant bien qu'à la moindre tentative de récidive, il n'y couperait pas, ce qu'il se garda bien de faire d'ailleurs.

Dans la nuit du 20 au 21, les pertes ayant réduit d'un tiers l'effectif de la Compagnie, je reçus l'ordre d'appuyer sur la gauche. Cela ne me plaisait qu'à demi, pendant les nuits précédentes je m'étais creusé une petite niche que j'avais recouverte d'un petit toit formé de vieux fusils, une vieille couverture, et de quelques pelletées de terre, si je n'étais pas à l'abri des obus, tout au moins l'étais-je des éclats et de la pluie, enfin puisqu'il fallait appuyer à gauche, j'appuyai à gauche !

Le nouveau trou que j'occupai, cinquante mètres plus bas, était, comme par hasard, vierge de toute installation, il allait donc me falloir à nouveau prendre la pelle et la pioche et me refaire une petite cahute, travail que j'exécutai immédiatement ; heureusement les matériaux ne manquaient pas, vieux fusils, couvertures, toiles de tente, il n'y avait qu'à se baisser pour en ramasser.

Au bout de quelque temps, je remarquai que l'odeur de charogne était plus forte dans mon nouvel emplacement que dans l'ancien ; en vain fouillai-je les trous d'obus environnants, impossible de découvrir la cause de cette puanteur, plus forte, eut-on dit, auprès de ma niche. Je fus fixé le lendemain... en voyant des vers sortir de la paroi de l'entonnoir et ramper sur le sol où forcément nous les écrasions sous nos pieds, le macchabée était là, à cinquante centimètres de mon “ gourbi “ ; quand le soleil darda ses rayons à l'heure de midi (et il faisait chaud en ce juillet 16 !), ce fut intenable. Dès que la nuit fut tombée je m'empressai d'entasser pelletées sur pelletées de terre sur la paroi de l'entonnoir, espérant ainsi barrer la route aux vers ; le lendemain, ils revenaient de plus belle, ayant réussi à s'infiltrer à travers la terre sèche, je recommençai pendant deux nuits et j'avais fini par murer les vers et à atténuer l'odeur, quand dans la nuit du 24 voilà une batterie française de 155 qui, ayant déréglé son tir, envoie ses obus, par quatre à la fois, en plein sur mon coin. A peine avais-je eu le temps de lancer une fusée verte pour “allongez tir” qu'une deuxième rafale survient, nous enveloppant de fumée et de terre mais sans blesser personne, heureusement ; entendant siffler cette deuxième rafale, je m'étais couché à plat ventre à côté d'un de mes poilus, que ses camarades avaient surnommé du nom aussi baroque que peu distingué “ Birette “. Un obus avait éclaté si près de nous que “Birette “ en fut légèrement commotionné ; il se releva d'un bond et tenant sa tête à pleines mains, il se mit à crier très vite et à plusieurs reprises : “ Je n'ai plus de tête ! Je n'ai plus de tête, je n'ai plus de tête ! ” Malgré le tragique de la situation, je ne pus m'empêcher de rire et de lui faire remarquer : “ Mais si tu l'as encore ta tête, puisque tu cries comme un ane ! ” Il parut sortir d'un songe et, une dernière fois, s'assurant qu'il avait encore bien sa tête (il n'en était pas sûr !) il me dit : “ Ben mon vieux, elle a “ pété ” rudement sec c'te marmite-là ! ” Je conviens avec lui qu'effectivement elle avait “ pété “ sec puis, voyant que mon signal avait été vu car la batterie rallongeait son tir, je m'empressai de faire le tour du propriétaire si je puis m'exprimer ainsi ; grande fut ma stupéfaction et ma joie en voyant que l'obus qui avait “ pété “ si sec était tombé sur mon voisin le macchabée, le pulvérisant, l'éparpillant aux quatre coins de la plaine, lui et ses vers, pour le coup, j'en étais bien débarrassé !

Cependant, si par suite de l'allongement du tir je n'avais plus rien à craindre de la batterie maladroite, il n'en était pas de méme, malheureusement, pour la 2e compagnie qui, à son tour, “ encaissait “ les 155. Le capitaine Brey, commandant ladite Compagnie venait de convoquer ses chefs de section pour leur donner des ordres ; trois étaient présents : le lieutenant Tardy, l'adjudantchef Briançon et le sergent Bréhier, seul, l'adjudant Bonnin légèrement en retard, n'était pas présent, ce fut ce retard qui lui sauva la vie. Un obus malheureux tombant au milieu du groupe formé par les quatre premiers, les faucha d'un seul coup. Indigné de ce fait qui le privait de deux excellents officiers et de deux bons sous-officiers, le Colonel fit venir en ligne des officiers d'artillerie afin qu'ils puissent, sur place, se rendre compte de la position des lignes dans le secteur et régler ainsi leur tir. Ils vinrent trois le lendemain matin, un lieutenant, un sous-lieutenant et un adjudant. Les malheureux, que n'ont-ils pas entendu ! Au fur et à mesure qu'ils longeaient la ligne les poilus, heureux de trouver des artilleurs à qui exprimer leur mécontentement, leur disaient : “Ah ! vous voilà, les artilleurs ! Eh bien ! dites-vous donc si vous n'étes pas capables de faire votre métier sans nous tirer sur la... figure, vous n'avez qu'à venir prendre notre place, nous irons prendre la vôtre!”. Et d'autres choses du même genre. Le plus fort, c'est qu'ils ne voulaient pas admettre que ce fût un obus de 155 français qui eut causé la mort des deux officiers et des deux sous-offs de la 2e, à les entendre nous faisions erreur, il était impossible qu'une batterie ait un écart semblable dans son tir ; quand, tout à coup, au beau milieu des explications du Lieutenant, voilà une rafale qui arrive, éclate à quelques pas d'eux, les forçant à s'aplatir au fond du trou... la preuve était faite et bien faite cette fois, aussi fût-ce en tremblant, baissant l'échine et sous les regards amusés des poilus, heureux de l'aventure, qu'ils quittèrent les lignes pour regagner leurs batteries où ils réglèrent leurs pièces d'une façon telle que le fait ne se reproduisit plus pendant la fin de notre séjour. Ils y étaient intéressés presqu'autant que nous d'ailleurs, le Colonel leur ayant déclaré qu'ils reviendraient en ligne jusqu'à complète précision de leur tir ; or, la petite promenade qu'ils avaient faite en première ligne et surtout la chaude réception qu'ils y avaient trouvée leur avait suffi.

Au cours de cette guerre, il aura été souvent question des pressentiments ; moi-même, chaque fois que j'ai du prendre part à un “ coup dur”, comme nous disions, j'ai toujours analysé mes impressions avant d'entrer dans la fournaise, et chaque fois j'ai eu l'intuition que je m'en tirerais à peu près indemne, mes pressentiments ne me trompaient pas puisque après trois ans et demi de guerre, me voilà aujourd'hui, sain et sauf à Francfort, en train d'écrire tranquillement ces lignes. Mais, à Verdun, je fus témoin d'un fait de ce genre qui, à l'époque, me frappa tellement que je ne puis m'empécher de le reproduire ici. J'avais, dans ma section un brave homme, nommé Gallas, agé d'une quarantaine d'années, avant de monter à Thiaumont il avait été désigné, vu son âge, pour soigner le cheval d'un des officiers de la Compagnie, il était donc, de ce fait, resté au Train de Combat au Bois de Mixéville, par conséquent à l'abri de tout danger. Or, il arriva que l'officier dont il soignait le cheval fut blessé, évacué, et le cheval affecté à un autre cavalier, Gallas devenait donc disponible. Il reçut l'ordre de monter en ligne le lendemain soir avec le ravitaillement, quand il apprit cette nouvelle il tomba dans un profond désespoir d'où les encouragements de ses camarades ne purent réussir à l'arracher ; à chaque parole de réconfort il répondait obstinément en hochant la tête : “ Si je monte là-haut, je ne redescendrai plus, je serai tué ! “. “ Tu es fou, reprenaient ses camarades, tout le monde n'y reste pas ! “. Mais lui tenait à son idée, un sombre pressentiment lui disait qu'il ne “ redescendrait “ pas. Après avoir réglé ses petites affaires, conf¦é sa montre et son portefeuille à ses camarades, il partit.

Jusqu'aux Carrières, il fut assez calme mais, quand il lui fallut affronter la fameuse crête de Froideterre ravagée, balayée, pilonnée par les obus allemands, le désespoir le reprit, il alla jusqu'à se traîner aux genoux du caporal-fourrier Bidegarray qui devait le conduire en ligne, en lui disant : “Fourrier, je vous en supplie, laissez-moi encore passer la nuit ici, je vous promets de monter demain matin, mais accordez-moi encore cette nuit-ci!” L'autre répondit : “Mon pauvre vieux, je ne demanderais pas mieux que de vous faire plaisir, mais ce n'est pas moi qui commande ; si vous ne montez pas cette nuit, vous risquez le Conseil de guerre pour abandon de poste devant l'ennemi, que vous montiez maintenant ou que vous montiez demain, il vous faudra toujours monter ; mieux vaut donc partir tout de suite, allons, en route !” Et il réussit à l'entraîner ; il franchit la côte de Froideterre sans encombre puis, arrivé en ligne il vint rejoindre sa section. A peine avait-il eu le temps de ranger son fourniment avant de prendre sa place au parapet à côté de ses camarades, qu'un 75 arrive, éclate à deux pas et le frappe d'un éclat au cœur, un hoquet... il était mort ; il y avait au plus une demi-heure qu'il était arrivé. J'enlevai de ses poches ce qu'il lui restait de précieux pour les faire transmettre au Sergent-Major, puis les brancardiers vinrent l'enlever et l'enterrèrent à côté des ruines de la Ferme de Thiaumont. Son pressentiment ne l'avait pas trompé... il n'est plus jamais redescendu.

Cependant nous en étions à notre neuvième jour de première ligne, le Régiment ayant subi des pertes sévères - 45 pour cent de l'effectif - et les survivants étant épuisés par cette vie de fièvre et de tension continuelle, la relève s'imposait. Elle eut lieu dans la nuit du 24 au 25 dans des circonstances tellement tragiques que dussé-je vivre cent ans, je ne l'oublierai jamais. L'ordre de relève m'ayant été transmis dans le courant de l'après-midi, je le communiquai aussitôt à mes poilus tout en leur recommandant de ne faire aucun préparatif de départ pendant le jour, afin d'éviter de donner l'éveil à l'aviation ennemie, toujours très active.

Dès la tombée de la nuit, le tir de barrage habituel se déclencha, mais avec une telle intensité, une telle violence du côté allemand que je pressentis aussitôt quelque chose d'anormal ; les poilus, s'en rendant compte également disaient entre eux en hochant la tête : “ S'il fait ce temps-là pendant la relève, ça va être joli ! “. Ils ne croyaient pas si bien dire... A dix heures, le premier barrage cessa, pendant quelques minutes, ce fut le calme plat, puis sans motif apparent il reprit avec la même intensité du côté allemand pour cesser, puis reprendre pendant quelques minutes et ainsi de suite pendant toute la nuit, certainement les Allemands avaient eu vent de la relève ou avaient aperçu des mouvements de troupes en arrière des lignes, en tout cas, ce bombardement était suspect. La relève devant avoir lieu à partir de minuit, le bataillon du qui doit nous relever quitte les Carrières vers dix heures, aussitôt après le premier barrage, et s'engage sur la côte de Froideterre. A peine a-t-il fait cinq cents mètres, qu'un nouveau barrage se déclenche, le forçant à se terrer dans les trous d'obus et lui causant des pertes. L'accalmie revient le barrage a entièrement cessé, plus un coup de canon, le bataillon reprend sa marche en avant et fait de nouveau cinq cents mètres, nouveau barrage toujours aussi violent, et cette fois le malheureux bataillon est tellement pris à partie par la mitraille que l'affolement gagne les hommes, les uns viennent au pas de gymnastique se réfugier en première ligne, les autres font demi-tour et retournent aux Carrières, d'autres encore prennent n'importe quelle direction et se perdent dans la nuit, c'est la panique, les morts sont nombreux, les blessés, râlant dans les trous d'obus, sont abandonnés à leur malheureux sort, la scène dépasse en horreur toute imagination.

Cependant la nuit s'avance, nous commençons à croire que la relève n'aura pas lieu cette nuit-ci, et vraiment nous ferions volontiers vingt-quatre heures de plus en ligne pour ne pas faire la relève dans de semblables conditions. Enfin, vers deux heures du matin arrivent les premiers éléments du 130ème ; seulement, au lieu d'un sergent, deux caporaux, et dix hommes nécessaires pour me relever, il ne vient qu'un caporal et cinq hommes, c'est peu ; je les répartis néanmoins proportionnellement à l'effectif de mes postes et je m'en vais rendre compte au lieutenant Gambeur comment et dans quelles j'étais relevé. Il me répond : “ C'est suffisant, prévenez vos hommes et partez, point de rassemblement : les Carrières, que chacun s'en aille individuellement, comme il voudra ou plutôt comme il pourra,” ajouta-t-il en me montrant d'un geste la côte de Froideterre transformée en fournaise. “ En effet ”, dis-je. Je reviens vers mes poilus et leur communique les ordres reçus et en leur recommandant de ne s'engager sur Froideterre que par petits paquets afin d'éviter les pertes autant que possible. Je pars moi-même immédiatement ; mais, arrivé à hauteur du PC du Colonel, impossible d'avancer. Pendant notre séjour en ligne, les pionniers ont creusé un boyau d'une cinquantaine de mètres de longueur et large d'un mètre environ. Dans ce boyau est entassé une centaine d'hommes du 115e et du 130e. Impossible au ll5e de démarrer, le barrage est trop violent, quant au 130e, les cadres manquent, les Compagnies sont mélangées, pas de guides pour les conduire en ligne, c'est une cohue indescriptible. Un sous-lieutenant du 130e que, tout d'abord, je prends pour un sous-offficier sort d'un petit abri et me dit d'une voix rude : “ Eh bien ! le 115ème quand vous voudrez démarrer, vous allez vous faire tous “ bouziller “ là-dedans ! Le jour va venir et la relève ne sera pas faite ! ” Énervé, je ne peux m'empêcher de lui clouer le bec à celui-là qui vient faire son malin maintenant qu'il est à l'abri, je réplique vertement : “Vous en parlez à votre aise vous de démarrer. Montez-y donc sur la plaine, vous allez voir s'il y fait bon. Ce n'est pas la peine d'avoir sauvé sa peau ici pendant neuf jours pour la risquer bêtement le dixième!” Il n'insiste pas et rentre dans son trou... c'est ce qu'il a de mieux à faire...

Finalement, au bout de dix minutes, ceux du 115e qui sont en tête, profitant d'une accalmie, prennent leur élan et s'engagent sur la plaine ; j'avance à mon tour, péniblement, et gagne ainsi une trentaine de mètres. J'aperçois tout à coup un énorme entonnoir autour duquel gisent, épars, des cadavres hachés, déchiquetés, deux mitrailleuses, des boîtes de bandes éventrées indiquent clairement qu'un 210 vient de faucher une section de mitrailleurs ; j'ai hâte de plus en plus de quitter ce charnier. Je grimpe vivement à mon tour sur la plaine suivi de près par un poilu de ma section, nommé Maubert, natif de Neau, un pays, et alors commence une course effrénée, la course pour la vie vers les Carrières, vers le salut. Nous n'avons pour tout repère qu'une piste tracée par le va-et-vient des brancardiers, entrecoupée de trous d'obus qu'il nous faut franchir ou contourner ; j'ai pris mon fusil dans ma main droite, mon fourreau de baïonnette dans ma main gauche et nous courons, nous courons à perdre haleine, talonnés par le barrage, que l'on sent imminent, en proie à une idée fixe : sortir à tout prix de cette fournaise. Nous faisons ainsi cinq cents mètres puis, tout à coup, reprise du barrage les 77 rasent la crête de si près qu'un poilu est coupé en deux devant moi à dix pas ; j'avise alors une masse sombre derrière laquelle instinctivement, je me laisse tomber, c'est un gros bloc de béton, dernier vestige d'un ouvrage appelé point X. A l'abri derrière ce bloc, nous reprenons haleine, Maubert et moi quand, tout à coup, il me frappe l'épaule en disant : “ Tiens, regarde ! “. Et j'aperçois une dizaine de cadavres entassés les uns sur les autres, une odeur fétide se dégage de ce tas de macchabées... nous n'en sortirons donc jamais de ce charnier ? Quand l'accalmie revient c'est un autre tableau ; du fond des trous d'obus s'élèvent des cris d'angoisse, des plaintes déchirantes : “A moi ! à moi les amis, par pitié ne m'abandonnez pas ! “ Un autre : “Ah ! Ah ! que je souffre, achevez-moi, de grâce achevez-moi, je souffre trop!” Un autre encore : “Maman, maman !” Et ce mot de “maman” jeté ainsi dans la nuit au milieu du carnage a une douceur infinie. Mais que pouvons-nous tous les deux, nous ne savons même pas si nous allons pouvoir nous tirer sain et sauf de cet enfer, tout en n'ayant que nous-mêmes à sauver, ce n'est pas pour se charger d'un blessé. C'est terrible de penser que ces malheureux vont rester là dans un trou d'obus, sans pansement, sans une parole amie et cela pendant des heures et des heures, jusqu'à ce que les brancardiers viennent les enlever, heureux encore si un nouvel obus ne vient pas abréger leurs souffrances, hélas ! nous sommes dans l'impossibilité de faire quoi que ce soit. Tout à coup, la voix de Maubert : “ Eh bien ! on r'met çà ? Partons ! “ lui répondis-je et nous reprenons notre course, bientôt nous commençons à descendre le versant ouest de Froideterre, courage ! voici la Source !... “ Plus vite, Taupin, plus vite “ me crite Maubert. Tout à coup, je perds pied et je m'affale dans un grand trou d'obus, mon fusil m'échappe, saute, rebondit à dix pas. Maubert qui me suit de près me saute par-dessus. J'éprouve une violente douleur au genou droit, qu'importe ! Je me relève, saisis mon fusil et repars à toute vitesse derrière Maubert qui a déjà pris de l'avance ; nous arrivons en bas du versant, un réseau de fil de fer se présente encadré de deux pistes, l'une à gauche, l'autre à droite, laquelle prendre ? Nous prenons celle de droite en raison d'une petite haie qui se trouve en bordure et qui, le cas échéant peut nous garantir d'un obus ; nous faisons cent mètres, malheur ! plus d'issue, le réseau nous barre la route ; nous revenons sur nos pas toujours en courant, trois cents mètres encore et voici enf¦n les Carrières où, en arrivant, nous nous laissons choir comme des masses, à bout de forces... mais sauvés !!...

Nous sommes au plus une trentaine de la 3e, il en arrive encore quelques petits paquets, puis, plus rien. Le jour pointe, les autres pourront-ils passer ? Une heure se passe, longue, mortellement longue, que sont devenus les camarades restés là-haut ?... Il fait grand jour maintenant, pourront-ils passer ? Et nous qu'allons-nous devenir s'ils ne descendent pas, nous ne pouvons partir sans nos officiers dont pas un seul n'est descendu ; d'autre part nous n'avons pas de vivres pour la journée. Nous nous réunissons quatre sous-officiers, l'adjudant-chef Pépe, les sergents Fougeray, Naies et moi et délibérons sur le parti à prendre ; deux sont d'avis de partir, deux sont d'avis d'attendre ; un capitaine d'État-Major, sortant de son abri tranche la question en nous disant d'une voix rude : “J'espère que vous allez démarrer d'ici au plus tôt, si les avions ennemis aperçoivent votre rassemblement, vous allez voir les obus rappliquer en vitesse!” Le sergent Fougeray s'offre alors à rester pour rendre compte au lieutenant Cambeur quand il descendra, et nous nous dirigeons alors vers Belleville pour de là gagner la Citadelle.

Nous franchissons sans encombre la ligne d'Artillerie où j'aperçois en passant de véritables montagnes de douilles de 75, quelle débauche de munitions, c'est fantastique ! Nous marchons vivement malgré notre épuisement, il faut sortir au plus vite de cette zone dangereuse ; après avoir franchi la ligne du chemin de fer de Verdun à Metz, nous arrivons à l'entrée de Belleville où nous faisons la pause. A peine sortis de la fournaise, le caractère français reprend ses droits, nous nous blaguons mutuellement sur nos mines de déterrés, il est vrai que nous sommes tous plus jolis les uns que les autres, le teint jaune citron, la barbe hirsute, les yeux caves, cernés de fièvre, bah ! quelques jours de repos, une bonne nourriture et un coup de “ pinard “ (le pinard surtout fait l'objet des conversations) et il n'y paraîtra plus. Après avoir traversé Belleville, franchi la Meuse, nous gagnons la Citadelle croyant y loger, mais là, plus de place ; elle est entièrement prise par des troupes fraîches ; nous logeons dans des casernes d'artillerie au quartier Lauthouard où le reste de la compagnie vient nous rejoindre une heure après notre arrivée, ayant réussi à franchir Froideterre de jour et sans pertes, tout va bien ! Après deux jours de repos, nous quittâmes Verdun pour aller au Bois de Mixéville reprendre nos sacs que nous avions laissés avant de monter à Thiaumont. Nous nous reposâmes là deux jours encore au milieu des bois, heureux d'être sortis de la fournaise, anxieux cependant dès que le canon sonnait un peu fort. Si nous allions être forcés de remonter ?... Enfin, le 29, l'ordre du départ arriva, nous embarquâmes dans des camions-autos pour Vavincourt, petit pays situé à 9 km de Bar-le-Duc, où nous devions prendre notre repos et où nous arrivâmes dans l'après-midi.

Le soir de ce même jour, il me fut donné d’assister à une scène extrêmement pénible : mon ancien chef de section, le sergent Naïes, ayant bu plus que de coutume, se laissa aller à des écarts de langage vis-à-vis du lieutenant Cambeur, que celui-ci réprima avec la dernière rigueur... Le lendemain, Naïes était remis soldat de 2e classe. Par dérision, le sort voulut que ce soit moi, son ancien caporal et surbordonné qui, me trouvant de service le lendemain, fusse chargé d'aller le conduire à sa nouvelle compagnie la 7e, à laquelle il était affecté. Cela me faisait de la peine vraiment, Naïes, dégradé était triste et regrettait profondément son acte de la veille ; de plus, à part son maudit penchant à la boisson c'était au demeurant un excellent sous-off¦cier et un bon camarade avec lequel j'avais toujours été en excellents termes. Je tâchai en cours de route, de lui remonter le moral, lui disant qu'avec les notes qu'il avait, s'il restait un peu sérieux, il ne manquerait pas de repasser très vite caporal et ensuite sergent. Malheureusement, je l'ai su depuis, la guigne aidant, blessé au moment où il allait repasser caporal il ne put jamais reconquérir aucun galon pendant le reste de la campagne.

A Vavincourt, nous goutâmes un peu de repos, mais sans être jamais complètement rassurés, car nous fûmes, pendant toute la durée de notre séjour en cantonnement d'alerte. Interdiction formelle d'aller à Bar-le-Duc, de plus pour le petit exercice du matin, le seul de la journée, il nous était défendu de s'éloigner de plus d'un kilomètre du pays. Aussi aspirions-nous à quitter la région au plus tôt, pensant avec juste raison que, tant que nous resterions à proximité de Verdun, s'il survenait un “ coup dur “ quelcouque, nous étions tout désignés pour y remonter... la perspective manquait plutôt de charme...

Dix jours se passèrent ainsi ; nous arrivâmes au 9 août sans être inquiétés, bien mieux nous partions le soir même pour la Champagne. Quel coin ? quel secteur ? Peu nous importait, nous ne retournions pas dans la fournaise de Verdun, c'était tout ce que nous demandions.

Nous embarquâmes en chemin de fer dans le courant de la nuit et le lendemain midi nous arrivions à Sainte-Menehould où l'on nous fit débarquer. Vers cinq heures du soir, nous remîmes sac au dos et en route pour Valmy. Était-ce donc encore la Champagne pouilleuse avec ses plaines arides et ses sapins rabougris qui nous attendait ? Hélas oui ! nous retournions en pays de connaissance... Tout à côté de la Main de Massiges où nous avions lutté pendant six mois, nous prenions le secteur de la Butte du Mesnil !


Chapitre VII

Butte du Mesnil 12 août - 15 septembre 1916


Le journal du sous-lieutenant Georges Taupin s'arrête avec ce titre.

( Nous avons reproduit ici ce document avec l'aimable autorisation de Monsieur Jean Simart, que nous remercions )












Dominique

“ Des fois, je rêve à ma copine, elle est amoureuse de moi.

Hier j’ai regardé le foot, Canal +, les bleus ont marqué deux buts et les blancs zéro. ” ( Hôpital André Breton )























































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































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