Extraits d’un entretien avec Philippe Delorme, professeur d’histoire-géographie au collège du Clos Mortier


“Une idée majoritairement partagée par les bragards consiste à penser que Saint-Dizier n’a pas d’histoire parce qu’il n’y a ni personnage ni événement important qui auraient marqué et constitué à proprement parlerl’histoire de la ville. D’où l’idée pour moi de travailler sur les productions métallurgiques, les bateaux, les avions, bref d’aborder cette histoire par les fabrications, les activités, c’est-à-dire par le travail et les hommes.

Quant à l’idée d’histoire ou même de monde ouvrier, une question que je me pose est de savoir quand apparaît la conscience d’une telle chose à Saint-Dizier et plus généralement dans la région. Et pour cela, il faut sans doute aller au-delà des idées-forces ou des idées reçues sur le monde ouvrier, celles qui se sont élaborées autour de la prédominance de la CGT et du PCF. Car au-delà de cette mémoire officielle, force est de constater que jusqu’au Front Populaire, il n’y a pas de mentalité de combat, pas de conscience de classe. Sauf peut-être pour un petit groupe minoritaire de tendance anarcho-syndicaliste qui a tenu un petit journal aux alentours de 1914.

Mais alors la question qui se pose et du moins que je me pose est de savoir quand est-ce que s’est produit le basculement qui verra émerger une telle conscience. Quand?


Car il y aura d’authentiques quartiers ouvriers à Saint-Dizier comme Marnaval ou le Clos Mortier. D’ailleurs à propos de ce que je disais sur la relative absence d’une culture de lutte, le cas du Clos Mortier est intéressant et donne peut-être quelques pistes de compréhension. Quartier de forges qui seront toutes détruites avant la crise pétrolière, il connaîtra une période de licenciement et de chômage. Mais celle-ci ne sera pas dramatique dans la mesure où tous les gens seront recasés dans une autre entreprise.

La grande particularité du Clos Mortier est que la population ouvrière y vivait sur place et retirait d’ailleurs une certaine fierté de sa relative autarcie. On peut parler ici d’une véritableatmosphère de quartier avec un petit complexe d’infériorité par rapport à Marnaval qui était une cité ouvrière dont l’ampleur atteignait l’envergure de la Lorraine sidérurgique. Marnaval se caractérise alors par une très forte identité, la conscience de représenter une véritable force, de peser. Marnaval c’est une ville dans la ville avec sa grande chapelle, son propre cimetière, sa propre école, etc.

En dépit d’un regard nostalgique qui a peut-être trop tendance à écarter les inconvénients et les servitudes au profit de la solidarité, certains anciens habitants ont gardé la mémoire de cette fameuse identité de quartier. À ce propos, je me souviens par exemple de certains récits de bagarres entre enfants des différents quartiers ouvriers. Dans ces bagarres, les enfants, totalement inconscients du danger, s’armaient d’outils – les billes d’aciers pouvaient par exemple servir à fabriquer une fronde - qu’ils allaient en toute liberté se procurer dans les ateliers d’usine. Le fait qu’ils pouvaient y circuler librement, aller voir leur père quand bon leur semblait est pour moi un grand sujet d’étonnement et de curiosité. Il me semble qu’à travers ce détail se dit quelque chose d’important sur l’univers de l’usine et il y aurait sans doute tout un travail passionnant à faire sur les enfants d’un quartier ouvrier à cette époque.


À mon avis, il est difficile de faire remonter la conscience ouvrière à plus d’une centaine d’années. Je peux prendre un exemple dans le travail de thèse que j’effectue sur le maître de forge Jacques Roset, où je suis amené à étudier les rapports entre maîtres de forges et ouvriers. Or, précisément, je ne devrais pas dire “ouvriers” car le mot n’est tout simplement pas employé dans le vocabulaire de l’époque. Ceux que nous appelons “ouvriers” sont en fait désignés à travers des qualifications et des spécialités techniques précises: on retrouve les “fondeurs”, les “petits fondeurs”, les “tréfileurs”, les “affineurs”… Il s’agit d’un personnel qualifié où les spécialités sont transmises de père en fils. Cette exclusivité de la transmission filiale permet de comprendre un phénomène qui pèsera jusqu’à aujourd’hui sur l’économie des forges: la rareté de la main d’œuvre qualifiée. Or, si l’on peut éprouver des scrupules à utiliser le mot “d’ouvrier” pour désigner cette “main-d’œuvre” - étant données les représentations qui se sont glissées sous le mot -, c’est qu’à l’époque celle-ci jouit d’une relative égalité dans ses rapports avec le patronat. Entre le maître de forge et “l’ouvrier”, il s’agit d’un véritable contrat, au sein duquel “l’ouvrier” apparaît libre et indépendant et par conséquent tout à fait en mesure de mettre en concurrence l’offre de travail. J’ai en mémoire les extraits d’une correspondance de Jacques Roset qui met en scène cela. Dans ce contexte, le fameux “livret ouvrier” n’a pas de réalité véritable, du moins pas de réalité contraignante puisqu’il est toujours théoriquement possible qu’un ouvrier puisse choisir de partir ailleurs, alors même qu’il est sous contrat. Il lui suffirait en ce cas de se rendre insupportable et de se faire ainsi renvoyer par son employeur. On a là une image totalement renversée par rapport à celle du “manœuvre”. La pénurie de main-d’œuvre qualifiée joue d’ailleurs en faveur de ce rapport de forces équilibré. À la fin du dix-neuvième siècle, les fondeurs travaillant dans les hauts-fourneaux ne sont pas plus de 20,30 ou 40 par forge. À côté de cette main-d’œuvre qualifiée, on retrouve un personnel externe qui lui est plus mobile et plus fluctuant: il s’agit d’une part d’ouvriers indépendants ne travaillant pas sous contrat dans l’usine et qui se chargent de transporter le minerai de fer, et d’autre part majoritairement de cultivateurs, puis d’entrepreneurs individuels ou de charbonniers qui eux s’occupent de l’acheminement du charbon de bois. Cette deuxième catégorie se rapproche donc plus de l’image du “manœuvre”.

1870 représentera ici une coupure avec l’augmentation de la taille des usines et parallèlement du nombre d’employés (on atteint comme en Lorraine le millier). Cette évolution correspond à une évolution technologique qui voit le charbon de bois être tendanciellement supplanté par le coke et le charbon, et plus généralement par l’implantation du modèle des “forges anglaises”. Cependant cette évolution n’est pas si unilatérale qu’elle verrait totalement disparaître l’usage du charbon de bois. Celui-ci continuera à être une ressource disponible selon les fluctuations des prix du marché. Pour ma part, j’y vois non pas la marque d’un esprit routinier et réfractaire au changement mais au contraire celle de l’intelligence des maîtres de forges hauts marnais qui n’ont pas voulu faire le choix définitif de la concentration en maintenant l’implantation des forges aux alentours des bois. Cet aspect contribuera d’ailleurs à la singularité de la géographie locale, marquée par la survivance du bois de taillis. Et pourtant une “rumeur” a toujours été colportée sur l’industrie de Saint-Dizier: les entrepreneurs de la région auraient toujours eu tendance à résister au changement et à la modernisation, notamment à travers le refus d’appliquer strictement le modèle de développement industriel britannique (le modèle des “forges anglaises”). Le signe en aurait été cet attachement maintenu de l’activité industrielle aux forêts alors même que le développement commandait l’abandon définitif du charbon de bois au profit du coke, c’est-à-dire de ce charbon raffiné offrant une meilleure qualité, proche de celle du carbone pur. Mais cette accusation de “routine” attribuée aux industriels bragards n’était que l’effet d’un lobby à l’Anglaise cherchant à disqualifier les usines métallurgiques pour des motifs de concurrence économique. Selon moi, l’attachement qui a prévalu au charbon de bois n’a rien à voir avec cette prétendue routine mais avec un simple raisonnement économique sur la variation des prix du marché. Les entrepreneurs bragards pratiquaient là une forme de diversification tout à fait intelligente et non routinière.



Sur ce fond, la même question insistante réapparaît: existe-t-il, peut-on parler d’une solidarité ouvrière avant la fin du dix-neuvième siècle? Je crois qu’il y aura eu tout au plus une grève pendant tout le dix-neuvième siècle sur Saint-Dizier.

Alors peut-être faut-il choisir le grave accident qui s’est déroulé à Marnaval en 1883. Cette véritable catastrophe industrielle a en effet suscité un fort rassemblement dans la population ouvrière qui pourrait bien avoir été l’un de ces moments forts où quelque chose comme une conscience ouvrière a pu se cristalliser.

Un autre moment fort de l’imaginaire ouvrier concerne l’histoire d’un homme, Mathieu Bonnor, qui ayant commencé sa carrière comme “puddleur” (du nom de ceux qui transformaient la fonte en fer - un métier dur, un métier “d’homme” ) a progressivement grimpé tous les échelons de hiérarchie sociale. Après avoir été embauché vers 1840 dans la première véritable usine de Saint-Dizier, la Forge Neuve (située à la sortie de Saint-Dizier), il va fonder sa propre société à Eurville, aventure qui se terminera par un échec financier. Doué pour la fabrication, Mathieu Bonnor le fut en effet beaucoup moins pour la gestion. Mais l’important est qu’à sa mort, son enterrement sera suivi par une centaine de personnes de sorte qu’on peut assurer que la population ouvrière a vu dans le trajet atypique de cet homme quelque chose comme un signe de ralliement ou de reconnaissance. Est-ce parce qu’il symbolisait pour la population un exemple de réussite sociale? Etait-ce parce qu’à travers une telle réussite devenait pour la première fois visible publiquement l’importance sociale et économique du travail ouvrier?


Pour aller dans un autre sens, et concernant l’aspect pacifié des relations Patrons-Ouvriers à Saint-Dizier, je me souviens de documents retrouvés grâce à l’association des anciens du Clos Mortier: des extraits d’entretiens avec deux femmes ( une certaine Mme Liébaut, et une certaine Mme Renard, respectivement femme et fille de “patrons”) qui évoquent l’univers de l’usine à la fois avec familiarité, respect mais aussi curiosité. Je pense notamment aux descriptions qu’elles font des “laminoirs” (1) et de leur stupéfaction à voir surgir au milieu de la poussière noire, caractéristique des travaux de fonderie, les fines coulées rouge et or de fer fondu et transformé. Tout cela pour dire que ce qui me semble transparaître ici est une grande familiarité avec les ouvriers et leur travail. On retrouve ici l’idée d’une certaine visibilité de l’usine et du travail ouvrier, encore une fois à rebours des schémas modernes constitués sur l’usine et le monde ouvrier en général. Un autre exemple que j’ai à l’esprit est la volonté qu’a eue Émile Giros (ancien directeur d’usine et ancien maire de Saint-Dizier) de se faire enterrer non pas dans le cimetière de Gigny avec sa famille mais dans le cimetière de Marnaval avec ses ouvriers. Et l’on peut, bien entendu, encore aujourd’hui retrouver sa tombe dans le cimetière.


À partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, s’engage donc un mouvement de construction d’usines nouvelles. Néanmoins ce mouvement n’empêche pas aux petits établissements de se maintenir et de se développer, quelquefois à l’initiative de négociants parisiens. C’est dans ce contexte d’essor industriel qu’arrive un important afflux de main-d’œuvre issue de Lorraine et d’Alsace. Car sur Saint-Dizier, et il s’agit là d’un problème structurel, l’offre de travail affronte un manque de main-d’œuvre qualifiée. Une autre difficulté concerne l’incapacité des “ouvriers” à s’adapter aux évolutions industrielles: ne sachant pas faire autre chose que ce qu’ils savent par ailleurs très bien faire, n’étant pas capables d’envisager le passage à une autre activité, ils n’ont par conséquent aucune issue au chômage.

Dans ce contexte bouleversé, un événement significatif se produit autour des années 1848-1849: les bragards organisent un mouvement de plainte dirigée contre la main-d’œuvre étrangère, avec laquelle ils ne veulent pas partager les “fourneaux économiques”, c’est-à-dire les systèmes d’aide et de soutien économique de l’époque. Les centres-villes se montrent inquiets de la population ouvrière immigrée, dans sa majorité issue non pas de l’exode rural, mais d’autres régions industrielles (la Franche-Comté par exemple).


Ce long cycle de transformations s’achèvera avec ce qui est en est peut-être le phénomène majeur: ce qu’on pourrait appeler le phénomène de “destruction-destructuration” des quartiers ouvriers. Un bon exemple de cette évolution et de ses effets est fourni par M. Renard qui a publié ses souvenirs du Clos Mortier. Attiré dans les années 1950 par la CIMA (entreprise américaine), cet ouvrier fait d’un seul coup l’expérience de l’entreprise moderne (augmentation des rythmes de production, salaires plus élevés, passage au travail “posté”, etc.), d’un monde totalement nouveau. Mais cette nouveauté s’accompagne de la perte de toute la sociabilité ancienne propre aux quartiers ouvriers. Le prix en est une nostalgie qui poussera M. Renard à quitter l’usine pour retourner s’installer plus tard au Vert-Bois. Malheureusement le Vert-Bois ne rétablira pas les anciens souvenirs, car au Vert-Bois il n’y a ni jardins ouvriers, ni ces endroits où les ouvriers aimaient se retrouver après le travail pour discuter et se détendre.


La dernière grande étape survient avec ce qu’il est convenu d’appeler la “crise”, avec cette particularité que la crise ne commence pas pour Saint-Dizier en 1973 mais plutôt dans la décennie 1980. Sur le plan politique, les années 1970-80 sont marquées par une très forte mobilisation de la CGT et de la mairie communiste pour préserver l’emploi, quand bien même cette stratégie produira l’effet exactement contraire. Le climat devenant de moins en moins confortable pour les entrepreneurs, ceux-ci, dégoûtés, auront en effet tendance à fuir Saint-Dizier. On en a un cas typique avec l'usine “Georges”.

Une autre expérience caractéristique de cette période fut la création d’une coopérative ouvrière: non rentable, celle-ci fermera assez rapidement.

Comment se manifeste la “crise” à Saint-Dizier? Après une période d’augmentation régulière de la demande jusqu’au début des années 70 (période des Trente Glorieuses où grosso modo la demande excède structurellement l’offre) s’est imposé un cycle beaucoup plus irrégulier fait de pics et rechutes.

C’est principalement cela qu’il a fallu faire comprendre et accepter aux personnels. Leur faire entendre qu’à un moment il y a beaucoup de travail et qu’à un autre et bien il n’y en a pas! Cela me fait penser à une petite anecdote personnelle. Je me souviens qu’au cours d’une de mes recherches, j’ai été amené à visiter des usines. Je m’en souviens d’une, où avec des collègues, nous sommes arrivés dans un établissement totalement démoralisé et commençant à imaginer le pire. “On ne sait pas du tout comment on va pouvoir continuer ainsi. La demande s’est éteinte subitement!” Puis quelque temps plus tard, dans la même usine, alors que nous arrivions sur la pointe des pieds, presque penauds, et bien changement de discours du tout au tout. “Nous sommes débordés, on ne sait pas comment on va pouvoir faire face!”.

En ce qui concerne la baisse tendancielle des effectifs, il faut néanmoins prendre en compte le fait d’un recentrement sur le travail ouvrier proprement dit, avec la mise en sous-traitance et l’externalisation d’activités autrefois prises en charges par un personnel intégré au personnel de l’usine. Mais ces activités non directement productives ne représentent pas plus de 5 à 10 % du personnel employé…

On peut dire généralement que le choix qui a été fait à Saint-Dizier est de prendre son parti des évolutions économiques générales et de détacher l’économie locale d’un rapport exclusif au secteur secondaire pour s’orienter vers un développement du secteur tertiaire, en particulier dans les aspects commerçants. Un contre-exemple de cela est le choix qui a été fait par la municipalité de Chaumont de poursuivre l’effort industriel sous l’influence d’un maire autrefois entrepreneur. Or, précisément, ce choix s’est révélé être une erreur.

Paradoxalement, et je dirais depuis le changement de majorité à la municipalité, il semble que les entreprises manifestent un regain d’intérêt pour la région de Saint-Dizier. L’installation d’une entreprise comme McCormick en est le signe le plus immédiat et ne relève certainement pas du hasard. Car en fait, l’emploi ouvrier n’est pas tant promis à disparaître qu’à s’orienter vers un travail de plus en plus qualifié. D’où une certaine inquiétude ressentie par la municipalité actuelle d’un processus de désaffection vis-à-vis des filières d’enseignement métallurgique. Un article paru récemment dans la presse locale évoquait d’ailleurs ce problème à propos du collège Blaise Pascal. Concernant le problème de la formation et de la qualification, il faut également poser la question du type d’entrepreneurs qui ont tendance aujourd’hui à s’installer. Car ceux-ci n’ont la plupart du temps absolument aucun souci de formation pour la main d’œuvre locale. On en arrive aujourd’hui à ce paradoxe que des possibilités d’emploi dans le domaine métallurgique ne sont pas remplies. Un autre signe de cela est l’arrivée d’une main-d’œuvre turque qui vient suppléer à cette désaffection de la part de la main d’œuvre locale. Les industries locales n’attirent visiblement plus les jeunes. J’ai été confronté personnellement à un exemple de cela en développant un projet pédagogique avec une classe de Troisième. L’idée était de leur proposer d’aller découvrir le monde de la métallurgie et de la fonte. Or après les toutes premières visites, ils affectaient une forte réticence à l’égard de conditions de travail trop marquées selon eux par la dureté, la saleté, etc. (2)


J’en reviens à la question de cette fameuse identité ouvrière. Quand apparaît-elle, s’il y a bien quelque chose de tel? Car selon moi, jusqu’aux périodes de crise marquées par le chômage, où il y a bel et bien eu des conflits, j’ai l’impression que globalement le dialogue social n’a jamais disparu.

Alors quand? Est-ce que cela date du Front Populaire?

Car il faut de toute façon comprendre, sur le fond du tableau que je vous ai dressé, comment Saint-Dizier a pu accéder à cette image qui fut la sienne de “ville rouge”. Dans la région, on en parlait en effet comme de “La ville rouge”. La seconde guerre mondiale aurait joué un rôle important dans le ralliement aux idées socialistes et communistes, par le biais de la résistance. De sorte que ce qui a pu jouer, au-delà même de l’attrait spécifique d’une idéologie, c’est l’effet d’entraînement propre à toute force montante. Il est bien connu que les gens se dirigent vers là où ils sentent qu’il y a de la force. Et de toute façon pour comprendre l’implantation du PCF à Saint-Dizier, il faut prendre en compte l’augmentation formidable du nombre d’ouvriers qui a produit cette audience du parti communiste tout à fait anormale du point de vue national.


Alors où en sommes-nous maintenant que cette période est également derrière nous? La situation, comme je vous l’ai dit peut se réduire schématiquement à cette conjonction du chômage et de l’augmentation du niveau de qualification. Peut-être qu’il faut faire ici attention aux mots. Or justement, et pour prendre à nouveau l’exemple des fonderies de Saint-Dizier, le mot “d’opérateur” a remplacé celui “d’ouvrier”. Ce changement est intéressant du point de vue sociologique car il semble témoigner d’une évolution dans les représentations contemporaines du travail. Du point de vue des entrepreneurs, il me semble, mais je peux tout à fait me tromper, et c’est de toute façon à eux qu’il faudrait le demander, il me semble donc qu’un tel mot désigne un personnel plus autonome et plus responsable, un personnel capable de changer de poste en fonction des à-coups de la commande.


Pour en revenir aux éventuelles luttes, je sais qu’il y a eu dans les années 1970-1980, aux fonderies de Saint-Dizier, des mouvements autour de la sécurité dans les usines. Et il y a eu depuis des progrès dans ce sens avec une amélioration de l’équipement ouvrier qui comprend maintenant des chaussures spéciales et des gants. Les casques ont été essayés pendant un moment pour protéger du bruit, mais ce n’était tout de même pas très pratique – les gars n’entendaient plus rien de ce qui se passait autour d’eux. Depuis une solution a été trouvée sous la forme de bouchons synthétiques que les travailleurs peuvent se glisser dans les oreilles, et qui ne font rien perdre en termes d’audition. Le problème est qu’avec la graisse ou la saleté laissée par le travail sur les doigts, l’effet protecteur est quasiment effacé… On pourrait aussi évoquer la question du chauffage: jusqu’il y a très peu de temps, les hommes se chauffaient dans les ateliers à l’aide de petits “braseros” (!). Vous imaginez ça à l’intérieur de l’usine!

Enfin, en ce qui concerne les licenciements, c’est plutôt la crainte du “hachoir” qui s’exprime avant celle du licenciement en tant que tel. Dans des ensembles industriels comme la CIMA ou Marnaval, ce qui suscite l’angoisse c’est l’éventualité que la “petite société” se retrouve coupée en trois ou quatre morceaux par un repreneur quelconque. “La fonderie, exit, je garde telle activité, je supprime telle autre, etc.”

À Marnaval, cela a été moins dramatique – mis à part le moment particulièrement pénible de l’abattement des grandes cheminées – dans la mesure où la fermeture des ateliers avait commencé avant la crise. Ce qui s’est passé en revanche, c’est la décomposition du quartier. Et il ne faut pas entendre le mot de “décomposition” dans un sens métaphorique, mais bel et bien aussi dans le sens d’un bouleversement géographique dont l’épisode de la Chapelle de Marnaval est un parfait exemple. Alors que l’évêque avait accepté l’idée de sa destruction, une grande mobilisation de la population va se développer spontanément, touchant bien au-delà du cercle de la simple communauté religieuse. Des expositions seront organisées, des messes seront prononcées, autant de manifestations qui déboucheront sur la conservation de la chapelle.”

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Notes:

1.Instruments destinés à transformer le fer en lingots. (Retour au texte)

2. Cf. “Forêts et Hauts-Fourneaux du XVIème au XX ème siècle”, Clos Mortier Patrimoine, 1998. (Retour au texte)