Le Projet "Ouvrier".

CHRONIQUE N°6 - AVEC LES YEUX D'UNE BUSE (2) (par Michel Seonnet)




La buse avait dit :

“Je vous parlerai de l’arrivée de vos pères”.

Et pour qu’elle tienne parole, je rencontrais parmi ces pères, ceux dont on me parlait et qui acceptaient de raconter, de faire mémoire d’un temps que beaucoup regardent avec nostalgie - “C’était la bonne époque” - même si c’est pour rectifier aussitôt : “Pour le travail c’était la bonne époque”.

La buse la raconta ainsi.

“On se bousculait pour venir habiter ici. Des hommes en cravate. Des cadres. Des ingénieurs. Le colonel commandant la Base aérienne. Mais la grande victoire, ce fut de voir que les ouvriers auraient droit au même confort.

Je les ai vus arriver, ceux-là. Tous ces paysans venus des vallées de la Marne et de la Blaise. Tous ceux qui accouraient pour être embauchés à la SIMA parce que les salaires y étaient plus élevés qu’ailleurs.

Il fallait voir leurs regards de gosses émerveillés devant l’eau qui coulait toute seule au robinet, devant la lumière qui s’allumait à peine on appuyait sur un bouton. Ils changeaient d’époque, de siècle. Le travail des hommes n’allait plus dépendre des aléas de la nature. Les femmes ne passeraient plus des heures à aller chercher de l’eau ou à entretenir le feu. Les enfants n’auraient plus des kilomètres à faire pour aller à l’école. Une vie nouvelle commençait.

En fait, pour tous ceux qui venaient de la profonde campagne, la boue était un élément familier. Au moins ici la terre ne se mêlait plus aux excréments de vaches !

Puis il y eut ceux que l’on fit venir de plus loin.

On m’a raconté comment on est allé les chercher de l’autre côté de la mer pour les faire venir ici, pour produire des richesses, des tracteurs, toutes sortes de tôles. Des hommes arrivaient là-bas dans les villages et promettaient monts-et-merveilles. Des salaires qui faisaient rêver. La possibilité de revenir au pays, fortune faite, et d’éblouir tout le village d’une réussite si éclatante.

Les villages étaient pauvres. Les hommes aussi. Ils sont donc partis. Seuls. Les hommes seuls.

Et puis ils arrivaient. A Saint-Dizier. Terminus : le bidonville de l’étang Rozet, ou celui que l’on appelait Tartelotte et qui était situé chemin de la Valotte.

Bien sûr ils avaient du travail. Bien sûr ils travaillaient des dix heures par jour pour une paye dont ils expédiaient l’essentiel au pays. Mais ils étaient seuls. Des centaines d’hommes seuls vivant dans des baraques faites de n’importe quoi - de tôles, de planches, de cartons. Il y en avait même un qui avait transformé en logement - si l’on peut dire ! - la carcasse d’une vieille Peugeot.

Voilà comment ils vécurent. Jusqu’à ce que, au début des années 70, les bidonvilles soient supprimés, et leurs occupants relogés pour la plupart au P.S.R puis ici, quelques années après, lorsqu’ils purent enfin faire venir leur famille.”

Ce furent les derniers mots de la buse.

A la fin de cette épisode, je la laissais s’envoler.

C’était elle qui m’avait alerté du danger de ce que nous étions en train de faire. A la quatrième émission elle avait dit :

“Des gens - le préfet à chapeau, par exemple - avaient vu la vie future du haut de leur ciel. Ils en avaient tracé les plans. Et maintenant ils pliaient la nature à leur projet grandiose.”

J’étais en train de faire comme eux.

Il fallait redescendre. Les pieds dans la boue.

Le visage à hauteur des visages.

Le premier jour où on est arrivés. Le Plan Masse. Retour en ville. L'spérance malré tout.



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