CHRONIQUE N°16 - LES NOMS ET LES CHOSES (par Michel Seonnet)


Mais qu’est-ce qui empêche d’appeler les choses par leur nom ? De désigner les gens par le nom de la ville qu’ils habitent ?

On dit “bragard”. Sans trop savoir pourquoi et depuis quand.

Comme à se désigner, soi-même, étranger à sa propre ville.

Comme si on avait considéré que les prestiges du saint (Saint Didier ?) étaient bien trop élevés pour que l’on puissent en estampiller le petit peuple longtemps voué au dur travail du fleuve. Comme s’il avait fallu absolument qu’on lui attribuât un nom qui soit marqué du cal, de la rudesse, et de l’entêtement muet qui seuls pouvaient permettre de conduire sur l’eau les lourds radeaux de bois - les brèles et leurs

bragues, ces mâts dressés sur les troncs pour tenir sur le fleuve des sortes de petites voiles.

Bragard, ça sonne comme un nom venu de plus haut que soi. Pas une insulte. Une simple mise à distance. Comme on dit montagnard, campagnard, et bagnard aussi.

La ville est d’ailleurs à l’image. Rien ou très peu, ici, qui vienne rappeler que cet effort de bras d’hommes a produit des richesses. Ici on a travaillé, mais l’argent semble être parti ailleurs. Ou bien, s’il est resté, il a su se faire si discret que même ceux qui l’accumulaient (petitement, secrètement) ne valaient pas mieux que leurs gens aux yeux des vrais riches d’ailleurs. Eux aussi étaient bragards. Avec ce même ton, mis pour le dire, que celui qui accompagnait l’auguste main passée dans les cheveux : “Ah les brav’gars ! ”. Comme à des gosses. Le geste qui cajole, l’oreille tirée, la joue pincée - ils font pareil avec leurs chiens au retour de la chasse : “Ah les brav’gars”.

Mais on peut imaginer qu’un jour les gens petits d’ici se soient emparés du nom qui les regardait de haut. Dans un sursaut d’orgueil. Dans une sorte de reconnaissance envers l’outil et le travail qui assuraient leur subsistance. Qu’ils aient revendiqué de leur propre décision ce nom par lequel on voulait les clouer à l’en-bas de la misère. Ils décidèrent de vouloir ce qui leur était imposé. De se reconnaître dans le nom marqué par l’effort de la terre et de l’eau - et non dans celui qui semblait venir du ciel.

Quelque chose de semblable s’est sans doute passé avec le nom des bâtiments du Vert-Bois, le nom des rues de l’autre-ville.

On voit bien qu’au début ce ne fut qu’appellations de techniciens. Noms de pièces, noms d’usines : des lettres, des chiffres. Le sens pratique imposé par la cadence des constructions.

On voit bien aussi comment un jour les bonnes âmes de la vraie ville considérèrent que cela manquait de grandeur.

Il n’y avait plus de saints à disposition. Alors ils épluchèrent les atlas de géographie - les noms d’îles, les noms de fleuves. Ils ajoutèrent quelques dieux grecs. Ils compulsèrent les dictionnaires des hommes célèbres (plutôt les hommes que les femmes) et ceux d’histoire du mouvement social - on gérait “de gauche” en ce temps-là. Il n’y eut plus qu’à mélanger.

En sortirent des associations dignes d’un poème surréaliste : Achille et Romain Rolland, Poséidon et Pierre de Coubertin, le Simoun et André Malraux, Hercule et Gustave Eiffel, les Canaries et Jean Vilar, les îles Loyauté et Michel de Montaigne.

Et les noms furent peints sur les pignons des bâtiments.

De véritables tables de conversions furent éditées, permettant de passer des noms anciens à l’ère nouvelle.

Rien n’y fit.

Les prétentions poético-culturelles furent laissées aux administrations et aux facteurs

Les vrais bragards, eux, et quelles que soient leur origine et leur langue maternelle, continuèrent d’appeler les bâtiments par leurs lettres et leurs chiffres. Comme si une fois encore ils s’étaient méfiés des miracles venus d’ailleurs. Comme s’ils avaient craint que ce vernis passé sur leur condition en masque les aspérités et ne les détourne d’eux-mêmes.


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