CHRONIQUE N°14 - LE DERNIER CARRÉ (par Michel Seonnet)
Mais le silence des usines abandonnées est dune autre nature. Comme ces bateaux, dit-on, retrouvés intacts en haute mer, avec tout ce quil faut pour rester des bateaux (moteur, gouverne, instruments de bord), mais absurdement vides de toute vie dhommes, et flottant, pourtant, au gré des vagues. Cest ce qui rend si poignante la visite à Osne-le-val. Ici aussi on peut penser quil y a tout. Quil suffirait de peu de choses pour que ça redémarre : on ramènerait les machines, la sirène retentirait, les ouvriers se presseraient à nouveau à la grille, celui qui avant de partir a laissé traîner son casque de chantier sur un établi le reprendrait, le sable coulerait, et la fonte. Et les familles retrouveraient un toit dans la rue Barbuzat. Mais on sait bien que rien de tout cela narrivera. Que la maladie qui est passée par là et a emporté toute activité est une maladie qui est contagieuse, en expansion. Elle passe comme un fléau sur lactivité des hommes. Elle ne détruit rien. Elle ne sen prend quaux hommes. Comme ces bombes à neutrons dont on dit quelles laisseraient villes et usines intactes, mais dépeuplées jusquau dernier souffle. Tout est prêt à marcher - et plus rien ne marche. Loutil est encore intact - mais on labandonne. La peste, autrefois navait pas dautres effets. Lorsque nous avons filmé une aciérie à Saint-Dizier, jai eu le sentiment de voir les visages de ceux qui avaient disparu à Osne-le-Val. Les mêmes hommes à maîtriser le feu avec des mains de sable. Le même acharnement à arracher la forme exacte au chaos des matières malgré la difficulté des conditions de travail. Jai eu limpression, comme dans un conflit armé, de visiter une des dernières positions qui tenait encore. La plupart sont tombées. Mais pas celle-ci. Grâce à ses héroïques défenseurs. Le commandant est toujours à son poste. Il dirige la manuvre au milieu dun mobilier dun autre âge comme si le rudimentaire de laménagement était pour lui une manière de partager les rudes conditions des ouvriers. Mais ils ne sont pas naïfs ceux qui tentent dadapter à la précision électronique des savoirs si anciens. Ils voient bien que leur nombre samenuise. Que cest une course à mort quils livrent à lépidémie. Tout affaiblissement peut devenir fatal. Un moment de négligence, un mauvais choix de production, un investissement coûteux dont le rendement se fait attendre, et lépidémie emporte tout. Menace pour toute la ville. A Saint-Dizier, aujourdhui, cest comme si par un étrange renversement des choses, cétait aux fondeurs eux-mêmes quétait dévolue la posture des héros du fameux siège de 1544 , ceux-là même dont les prédécesseurs dans la maîtrise des matières avaient glorifié les attitudes guerrières pour en faire un monument au centre de la ville. Peut-être verra-t-on un jour, en place de celui-là, se dresser un véritable monument à leur gloire : Aux fondeurs ! Mais tant que la maladie fait rage, difficile de dire sil sera funéraire ou monument de victoire.
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