Bâtiment Morvan


La terre glaise colle à mes bottes de petite fille de neuf ans. Cette terre entoure le bâtiment où j’habite et les quelques bâtiments qui sont sortis de terre depuis peu. C’est le Vert-Bois en 1957.

Du haut de mes neuf ans, cette terre qui s’étale, se répand tout autour de moi, fait vibrer mon imagination. Je m’imagine dans le désert. Les monticules de terre sont pour moi des dunes et je cours et saute d’une dune à l’autre. D’autres enfants, filles et garçons, ne sont pas loin de moi. A quoi jouent-ils ? Mes souvenirs me font défaut.

Tous ces enfants habitent dans la même montée d’escalier, nous sommes très nombreux, quarante-trois au total, nos parents nous ont demandé de garder propre les quatre étages sur lesquels sont réparties les huit familles, et gare à celui qui n’essuie pas ses pieds sur le paillasson et salit le sol. Chaque parent est en droit de réprimander l’enfant désobéissant. De ce fait notre montée est impeccable et toujours calme.

Au Vert-Bois, un appartement chaud et avec toutes les commodités attendait ma famille. Quel bonheur ! Nous venions de quitter une maison grande, froide, sans eau courante, pour un petit nid chaud et douillet. En hiver, quand je rentrais de l’école, gelée jusqu’à la mœlle des os, je me faufilais entre le réfrigérateur et le radiateur de la cuisine pour me réchauffer. C’était un vrai délice. Je sentais mon corps se réchauffer. Mes mains posées à plat se baladaient sur le radiateur et absorbaient toute la chaleur qu’elles pouvaient supporter.

Ce radiateur fut un grand copain, il était là aussi en été, assise dessus je dégustais des sandwiches au jambon ou au fromage blanc tout en discutant avec maman et mes frères et sœurs.

Je voyais tout.

Il était planté entre la cuisine et la salle à manger qu’aucun mur ne séparait.

Il était mon perchoir, mirador en été, ma bouillotte, ma couverture chauffante en hiver.


* * *


Je marche vite et j’arrive près du Lycée et Collège Saint Exupéry : j’ai quinze, seize, dix-sept ans, ce sont mes études d’employée de bureau.

Ensuite je traverse le Foirail, et avec plaisir je continue à rêver ou à retrouver mes allers et retours de collégienne avec mes camarades de classe, donc l’insouciance, le bonheur de ne pas avoir de responsabilité et d’en être consciente : c’est ma dernière année au Collège. Je sais qu’en septembre je travaillerai. Je connais déjà mon futur employeur.


Cet employeur est pharmacien, il habite au-dessus de chez mes parents et m’a proposé de travailler dans son affaire, je m’occuperai de réceptionner les médicaments et de les ventiler, je devrai aussi lire les ordonnances et servir les clients, le plus difficile ce sera d’aider ce pharmacien dans son laboratoire (il est aussi laborantin).


J’avais dix-huit ans et tout était nouveau pour moi dans ce domaine. Je décidais donc de passer un C.A.P d’aide préparatrice et je m’inscrivis à des cours par correspondance que je me suis vue contrainte d’arrêter “grâce” à mon “charmant” patron qui m’a refusé l’accord pour aller à Reims prendre des cours qui étaient obligatoires pour passer le C.A.P. Motif du refus de ce garçon adorable : j’étais une fille, donc pas besoin d’aller plus loin, surtout que j’avais déjà un C.A.P dans un autre domaine. De plus, n’étant pas qualifiée pour travailler en pharmacie ou laboratoire, il pouvait me sous-payer. Ce qu’il a fait.

Après une forte altercation avec cet énergumène d’employeur je décidais de le quitter, et comme j’avais la chance d’avoir dix-huit ans dans les années 1960, huit jours après je trouvais sans difficulté un poste de caissière dans un petit supermarché nommé les ECOS qui a depuis été absorbé par CORA.

Je passai trois ans et demi dans ce supermarché où je découvris que les hommes pouvaient être très désagréables avec leurs pensées machistes. Je me limitais donc à bonjour et bonsoir. Car rien n’est plus difficile que de vouloir parler avec des personnes qui ne veulent pas écouter, entendre.


Je marche vite. J’ai peu de temps pour rentrer manger chez mes parents. Du Foirail à l’église Sainte Thérèse, mes pensées vont et viennent. Je pense au groupe de jeunes dont je fais partie et à ce que nous allons faire le week-end, aller chez les parents de l’un ou de l’autre, ou nous réunir dans une salle que le prêtre a mise à notre disposition. Quelques-uns vont prendre leur guitare et nous allons pouvoir répéter les chansons que nous devons chanter à la kermesse ou seulement discuter. Nos parents nous font confiance. Il ne faut pas oublier le samedi de se rendre à la répétition de la chorale, d’ailleurs je n’oublierai pas car chaque répétition est pour moi un grand bonheur, j’y retrouve tous mes amis filles et garçons.

La vie m’a fait un grand cadeau, je n’ai pas perdu de vue mes amis. Encore aujourd’hui on se téléphone. Parfois on passe des vacances ensemble, bien que nous soyons tous éparpillés.


Au bout de trois ans et demi comme caissière aux ECOS je quittais Saint-Dizier envahie de bonheur et de sérénité. Je venais de me marier. Ma douce-moitié était de Lyon, donc j’allais vivre là-bas.

Au bout de quinze ans, après un divorce, je suis revenue vivre à Saint-Dizier avec mes deux filles. Le choc et le chagrin du divorce étaient si forts que me rapprocher de ma famille était devenu vital pour moi afin que je revienne à la vie, à l’envie de me battre, l’envie d’avancer, l’envie d’aller plus loin. Ma famille et Saint-Dizier où j’avais mes repères affectifs devenaient pour moi une planche de salut.


Après l’église je retrouve les arbres qui commencent à fleurir. Leurs fleurs sont roses. Ces arbres par bonheur je les retrouve plusieurs années après sur un autre parcours, en allant à mon travail, et à chaque printemps, grâce à ces fleurs roses, je revis mon adolescence.


Aidée par ma famille, entourée de son amour, de son écoute, poussée par l’envie d’offrir à mes filles une vie nouvelle avec le moins de problèmes affectifs et matériels, je m’inscrivis à l’A.N.P.E, trouvai facilement un stage de remise à niveau concernant mon C.A.P d’employée de bureau. Je me retrouvais dans un lycée de Wassy avec des jeunes filles de dix-huit ans alors que j’en avais trente-huit. L’expérience fut extraordinaire, je retrouvais mes propres dix huit ans avec l’expérience en plus, expérience acquise au cours de toutes ces années écoulées.

Une des choses très douce à mon cœur pendant cette période fut l’heure que je passais avec mes deux filles presque chaque jour à faire mes devoirs en leur compagnie, soit elles-mêmes se trouvaient à leur bureau studieuses et sérieuses, soit leurs devoirs étaient terminés. Leurs seule présence m’apportait une sérénité en les voyant évoluer mi-heureuses mi-amusées de découvrir leur mère plancher comme elles sur des exercices parfois pas évidents. Là, elles découvraient que maman pouvait tout comme elles souffrir avec des devoirs. Grande découverte ! Maman ne sait pas tout !

Finis les devoirs ! Vive le temps des loisirs...

Et nous voilà toutes les trois à la M.J.C, rollers aux pieds, roulant à l’envers, à l’endroit, dans un tourbillon de dépense d’énergie pour mes filles et moi voulant à tout prix me vider l’esprit de mes moments de désespoir et de chagrin pour offrir à mes deux fleurs deux heures de détente avec une maman souriante et le cœur léger. J’y arrivais et nous étions heureuses.


Cette Maison des Jeunes que j’ai vu sortir de terre, où je suis venue par curiosité dans ma jeunesse avec des amies sans participer aux activités (je n’avais pas su prendre le temps) m’a “eue” quelques dizaines d’années après.

Elle aurait pu parler, elle m’aurait dit :

- Alors ma grande, quand on veut on peut !


Monique Caclin.

Le Plan Masse.L'empreinte psychiatrique.Retour en ville.Sur le toit de la M.J.C.

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