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Simone Weil Lettres à Albertine Thèvenon
( ) Imagine-moi devant un grand four, qui crache au-dehors des flammes et des souffles embrasés que je reçois en plein visage. Le feu sort de cinq ou six trous qui sont dans le bas du four. Je me mets en plein devant pour enfourner une trentaine de grosses bobines de cuivre qu'une ouvrière italienne, au visage courageux et ouvert, fabrique à côté de moi ; c'est pour les trams et les métros, ces bobines. Je dois faire bien attention qu'aucune des bobines ne tombe dans un des trous, car elle y fondrait; et pour ça, il faut que je me mette en plein en face du four, et que jamais la douleur des souffles enflammés sur mon visage et du feu sur mes bras (j'en porte encore la marque) ne me fasse faire un faux mouvement Je baisse le tablier du four ; j'attends quelques minutes ; je relève le tablier et avec un crochet je retire les bobines passées au rouge, en les attirant à moi très vite (sans quoi les dernières retirées commenceraient à fondre), et en faisant bien plus attention encore qu'à aucun moment un faux mouvement n'en envoie une dans un des trous. Et puis ça recommence. En face de moi un soudeur, assis, avec des lunettes bleues et un visage grave travaille minutieusement; chaque fois que la douleur me contracte le visage, il m'envoie un sourire triste, plein de sympathie fraternelle, qui me fait un bien indicible. De l'autre côté, une équipe de chaudronniers travaille autour de grandes tables ; travail accompli en équipe, fraternellement, avec soin et sans hâte ; travail très qualifié, où il faut savoir calculer, lire des dessins très compliqués, appliquer des notions de géométrie descriptive. Plus loin, un gars costaud frappe avec une masse sur des barres de fer en faisant un bruit à fendre le crâne. Tout ça, dans un coin tout au bout de l'atelier, où on se sent chez soi, où le chef d'équipe et le chef d'atelier ne viennent pour ainsi dire jamais. J'ai passé là 2 ou 5 heures à 4 reprises (je m'y faisais de 7 à 8 fr. l'heure - et ça compte, ça, tu sais !). La première fois, au bout d'1 heure 1/2, la chaleur, la fatigue, la douleur m'ont fait perdre le contrôle de mes mouvements; je ne pouvais plus descendre le tablier du four. Voyant ça, tout de suite un des chaudronniers (tous de chics types) s'est précipité pour le faire à ma place. J'y retournerais tout de suite, dans ce petit coin d'atelier, si je pouvais (ou du moins dès que j'aurais retrouvé des forces). Ces soirs-là, je sentais la joie de manger un pain qu'on a gagné. Mais ça a été unique dans mon expérience de la vie d'usine. Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Ça a voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avais crues intérieures, auparavant) sur lesquelles s'appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le respect de moi-même ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d'une contrainte brutale et quotidienne. Et ne crois pas qu'il en soit résulté en moi des mouvements de révolte. Non, mais au contraire la chose au monde que j'attendais le moins de moi-même la docilité. Une docilité de bête de somme résignée. 11 me semblait que j'étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres - que je n'avais jamais fait que ça - que je ne ferais jamais que ça. Je ne suis pas fière d'avouer ça. C'est le genre de souffrances dont aucun ouvrier ne parle : ça fait trop mal même d'y penser. Quand la maladie m'a contrainte a m'arrêter, j'ai pris pleinement conscience de l'abaissement où je tombais, je me suis juré de subir cette existence jusqu'au jour où je parviendrais, en dépit d'elle, à me ressaisir. Je me suis tenu parole. Lentement, dans la souffrance, j'ai reconquis à travers l'esclavage le sentiment de ma dignité d'être humain, un sentiment qui ne s'appuyait sur rien d'extérieur cette fois, et toujours accompagné de la conscience que je n'avais aucun droit à rien, que chaque instant libre de souffrances et d'humiliations devait être reçu comme une grâce, comme le simple effet de hasards favorables. I1 y a deux facteurs, dans cet esclavage: la vitesse et les ordres. La vitesse : pour y arriver il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement a la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi irritation, tristesse ou dégoût: ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu'on pointe en entrant jusqu'à ce qu'on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n'importe quel ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L'ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. Adresser la parole à un chef - même pour une chose indispensable - c'est toujours, même si c'est un brave type (même les braves types ont des moments d'humeur) s'exposer à se faire rabrouer; et quand ça arrive, il faut encore se taire. Quant a ses propres accès d'énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être conscient. Tout ça, c'est pour le travail non qualifié, bien entendu. (Surtout celui des femmes.) Et à travers tout ça un sourire, une parole de bonté, un instant de contact humain ont plus de valeur que les amitiés les plus dévouées parmi les privilégiés grands ou petits. Là seulement on sait ce que c'est que la fraternité humaine. Mais il y en a peu, très peu. Le plus souvent, les rapports même entre camarades reflètent la dureté qui domine tout là-dedans. Allons, assez bavardé. J'écrirais des volumes sur tout ça.
Lexpérience du monde du travail
( ) L'usine pourrait combler l'âme par le puissant sentiment de vie collective - on pourrait dire unanime - que donne la participation au travail d'une grande usine. Tous les bruits ont un sens, tous sont rythmés, ils se fondent dans une espèce de grande respiration du travail en commun à laquelle il est enivrant d'avoir part. C'est d'autant plus enivrant que le sentiment de solitude n'en est pas altéré. Il n'y a que des bruits métalliques, des roues qui tournent, des morsures sur le métal ; des bruits qui ne parlent pas de nature ni de vie, mais de l'activité sérieuse, soutenue, ininterrompue de l'homme sur les choses. On est perdu dans cette grande rumeur, mais en même temps on la domine, parce que sur cette basse soutenue, permanente et toujours changeante, ce qui ressort, tout en s'y fondant, c'est le bruit de la machine qu'on manie soi-même. On ne se sent pas petit comme dans une foule, on se sent indispensable. Les courroies de transmission, là où il y en a, permettent de boire par les yeux cette unité de rythme que tout le corps ressent par les bruits et par la légère vibration de toutes choses. Aux heures sombres des matinées et des soirées d'hiver, quand ne brille que la lumière électrique, tous les sens participent à un univers où rien ne rappelle la nature, où rien n'est gratuit, où tout est heurt, heurt dur et en même temps conquérant, de l'homme avec la matière. Les lampes, les courroies, les bruits, la dure et froide ferraille, tout concourt à la transmutation de l'homme en ouvrier. Si c'était cela, la vie d'usine, ce serait trop beau. Mais ce n'est pas cela. Ces joies sont des joies d'hommes libres; ceux qui peuplent les usines ne les sentent pas, sinon en de courts et rares instants, parce qu'ils ne sont pas des hommes libres. Ils ne peuvent les sentir que lorsqu'ils oublient qu'ils ne sont pas libres ; mais ils peuvent rarement l'oublier, car l'étau de la subordination leur est rendu sensible à travers les sens, le corps, les mille petits détails qui remplissent les minutes dont est constituée une vie. Le premier détail qui, dans la journée, rend la servitude sensible, c'est la pendule de pointage. Le chemin de chez soi à l'usine est dominé par le fait qu'il faut être arrivé avant une seconde mécaniquement déterminée. On a beau être de cinq ou dix minutes en avance, l'écoulement du temps apparaît de ce fait comme quelque chose d'impitoyable, qui ne laisse aucun jeu au hasard. C'est, dans une journée d'ouvrier, la première atteinte d'une règle dont la brutalité domine toute la partie de la vie passée parmi les machines ; le hasard n'a pas droit de cité à l'usine. Il y existe, bien entendu comme partout ailleurs, mais il n'y est pas reconnu. Ce qui est admis souvent au grand détriment de la production, c'est le principe de la caserne - Je ne veux pas le savoir. Les fictions sont très puissantes à l'usine. II y a des règles qui ne sont jamais observées, mais qui sont perpétuellement en vigueur. Les ordres contradictoires ne le sont pas selon la logique de l'usine. A travers tout cela il faut que le travail se fasse. À l'ouvrier de se débrouiller, sous peine de renvoi. Et il se débrouille. Les grandes et petites misères continuellement imposées dans l'usine à lorganisme humain, ou comme dit Jules Romains, cet assortiment de menues détresses physiques que la besogne n'exige pas et dont elle est loin de bénéficier, ne contribuent pas moins à rendre la servitude sensible. Non pas les souffrances liées aux nécessités du travail; celles-là, on peut être fier de les supporter; mais celles qui sont inutiles. Elles blessent l'âme parce que généralement on ne songe pas à aller s'en plaindre ; et on sait qu on n y songe pas. On est certain d'avance qu'on serait rabroué et qu'on encaisserait sans mot dire. Parler serait chercher une humiliation. Souvent, sil y a quelque chose qu'un ouvrier ne puisse supporter, il aimera mieux se taire et demander son compte. De telles souffrances sont souvent par elles-mêmes très légères ; si elles sont amères, c'est que toutes les fois qu'on les ressent, et on les ressent sans cesse, le fait qu'on voudrait tant oublier le fait qu'on n'est pas chez soi à l'usine, qu'on n'y a pas droit de cité, qu'on y est un étranger admis comme simple intermédiaire entre les machines et les pièces usinées, ce fait vient atteindre le corps et l'âme ; sous cette atteinte, la chair et la pensée se rétractent. Comme si quelqu'un répétait à loreille de minute en minute, sans qu'on puisse rien répondre- Tu n'es rien ici. Tu ne comptes pas. Tu es là pour plier, tout subir et te taire . Une telle répétition est presque irrésistible. On en arrive à admettre, au plus profond de soi, qu'on compte pour rien. Tous les ouvriers d'usine ou presque, et même les plus indépendants d'allure, ont quelque chose de presque imperceptible dans les mouvements, dans le regard, et surtout au pli des lèvres, qui exprime qu'on les a contraints de se compter pour rien. Ce qui les y contraint surtout, c'est la manière dont ils subissent les ordres. On nie souvent que les ouvriers souffrent de la monotonie du travail parce quon a remarqué que souvent un changement de fabrication est pour eux une contrariété. Pourtant le dégoût envahit l'âme, au cours d'une longue période de travail monotone. Le changement produit du soulagement et de la contrariété à la fois; contrariété vive parfois dans le cas du travail aux pièces, à cause de la diminution de gain, et parce que c'est une habitude et presque une convention d'attacher plus d'importance à l'argent, chose claire et mesurable, qu'aux sentiments obscurs, insaisissables, inexprimables qui s'emparent de l'âme pendant le travail. Mais même si le travail est payé à l'heure, il y a contrariété, irritation, à cause de la manière dont le changement est ordonné. Le travail nouveau est imposé tout d'un coup, sans préparation, sous la forme d'un ordre auquel il faut obéir immédiatement et sans réplique. Celui qui obéit ainsi ressent alors brutalement que son temps est sans cesse à la disposition d'autrui. Le petit artisan qui possède un atelier de mécanique, et qui sait qu'il devra fournir dans une quinzaine tant de vilebrequins, tant de robinets, tant de bielles, ne dispose pas non plus arbitrairement de son temps; mais du moins, la commande une fois admise, c'est lui qui détermine d'avance l'emploi de ses heures et de ses journées. Si même le chef disait à l'ouvrier, une semaine ou deux à l'avance : pendant deux jours vous me ferez des bielles, puis des vilebrequins, et ainsi de suite, il faudrait obéir, mais il serait possible d'embrasser par la pensée l'avenir prochain, de le dessiner d'avance, de le posséder. Il n'en est pas ainsi dans l'usine. Depuis le moment où on pointe pour entrer jusqu'à celui où on pointe pour sortir, on est à chaque instant dans le cas de subir un ordre. Comme un objet inerte que chacun peut à tout moment changer de place. Si on travaille sur une pièce qui doit prendre encore deux heures, on ne peut pas penser à ce qu'on fera dans trois heures sans que la pensée ait à faire un détour qui la contraint de passer par le chef, sans qu'on soit forcé de se redire qu'on est soumis à des ordres ; si on fait dix pièces par minute, il en est déjà de même pour les cinq minutes suivantes. Si l'on suppose que peut-être aucun ordre ne surviendra, comme les ordres sont le seul facteur de variété, les éliminer par la pensée, c'est se condamner à imaginer une répétition ininterrompue de pièces toujours identiques, des régions mornes et désertiques que la pensée ne peut pas parcourir. En fait, il est vrai, mille menus incidents peupleront ce désert, mais, s'ils comptent dans l'heure qui s'écoule, ils n'entrent pas en ligne de compte quand on se représente l'avenir. Si la pensée veut éviter cette monotonie, imaginer du changement, donc un ordre soudain, elle ne peut pas voyager du moment présent à un moment à venir sans passer par une humiliation. Ainsi la pensée se rétracte. Ce repliement sur le présent produit une sorte de stupeur. Le seul avenir supportable pour la pensée, et au-delà duquel elle n'a pas la force de s'étendre, c'est celui qui, lorsqu'on est en plein travail, sépare l'instant où on se trouve de l'achèvement de la pièce en cours, si l'on a la chance qu'elle soit un peu longue à achever. À certains moments, le travail est assez absorbant pour que la pensée se maintienne d'elle-même dans ces limites. Alors on ne souffre pas. Mais le soir, une fois sorti, et surtout le matin, quand on se dirige vers le lieu du travail et la pendule de pointage, il est dur de penser à la journée qu'il faudra parcourir. Et le dimanche soir, quand ce qui se présente à l'esprit, ce n'est pas une journée, mais toute une semaine, l'avenir est quelque chose de trop morne, de trop accablant, sous quoi la pensée plie. La monotonie d'une journée à l'usine, même si aucun changement de travail ne vient la rompre, est mélangée de mille petits incidents qui peuplent chaque journée et en font une histoire neuve ; mais, comme pour le changement de travail, ces incidents blessent plus souvent qu'ils ne réconfortent. Ils correspondent toujours à une diminution de salaire dans le cas du travail aux pièces, de sorte qu'on ne peut les souhaiter. Mais souvent ils blessent aussi par eux-mêmes. L'angoisse répandue diffuse sur tous les moments du travail s'y concentre, l'angoisse de ne pas aller assez vite, et quand, comme c'est souvent le cas, on a besoin d'autrui pour pouvoir continuer, d'un contremaître, d'un magasinier, d'un régleur, le sentiment de la dépendance, de l'impuissance, et de compter pour rien aux yeux de qui on dépend, peut devenir douloureux au point d'arracher des larmes aux hommes comme aux femmes. La possibilité continuelle de tels incidents, machine arrêtée, caisse introuvable, et ainsi de suite, loin de diminuer le poids de la monotonie, lui ôte le remède qu'en général elle porte en elle-même, le pouvoir d'assoupir et de bercer les pensées de manière à cesser, dans une certaine mesure, d'être sensible; une légère angoisse empêche cet effet d'assoupissement et force à avoir conscience de la monotonie, bien qu'il soit intolérable d'en avoir conscience. Rien n'est pire que le mélange de la monotonie et du hasard; ils s'aggravent l'un l'autre, du moins quand le hasard est angoissant. Il est angoissant dans l'usine, du fait qu'il n'est pas reconnu ; théoriquement, bien que tout le monde sache qu'il n'en est rien, les caisses où mettre les pièces usinées ne manquent jamais, les régleurs ne font jamais attendre, et tout ralentissement dans la production est une faute de l'ouvrier. La pensée doit constamment être prête à la fois à suivre le cours monotone de gestes indéfiniment répétés et à trouver en elle-même des ressources pour remédier à l'imprévu. Obligation contradictoire, impossible, épuisante. Le corps est parfois épuisé, le soir, au sortir de l'usine, mais la pensée l'est toujours, et elle l'est davantage. Quiconque a éprouvé cet épuisement et ne l'a pas oublié peut le lire dans les yeux de presque tous les ouvriers qui défilent le soir hors d'une usine. Combien on aimerait pouvoir déposer son âme, en entrant, avec sa carte de pointage, et la reprendre intacte à la sortie ! Mais le contraire se produit. On l'emporte avec soi dans l'usine, où elle souffre ; le soir, cet épuisement l'a comme anéantie, et les heures de loisir sont vaines. Certains incidents, au cours du travail, procurent, il est vrai de la joie même s'ils diminuent le salaire. D'abord les cas, qui sont rares, où on reçoit dun autre à cette occasion un précieux témoignage de camaraderie ; puis tous ceux où l'on peut se tirer d'affaire soi-même. Pendant qu'on s'ingénie, qu'on fait effort, qu'on ruse avec l'obstacle, l'âme est occupée d'un avenir qui ne dépend que de soi-même. Plus un travail est susceptible d'amener de pareilles difficultés, plus il élève le cur. Mais cette joie est incomplète par le défaut d'hommes, de camarades ou chefs, qui jugent et apprécient la valeur de ce qu'on a réussi. Presque toujours aussi bien les chefs que les camarades chargés d'autres opérations sur les mêmes pièces se préoccupent exclusivement des pièces et non des difficultés vaincues. Cette indifférence prive de la chaleur humaine dont on a toujours un peu besoin. Même l'homme le moins désireux de satisfactions d'amour-propre se sent trop seul dans un endroit où il est entendu qu'on s'intéresse exclusivement à ce qu'il a fait, jamais à la manière dont il s'y est pris pour le faire ; par là les joies du travail se trouvent reléguées au rang des impressions informulées, fugitives, disparues aussitôt que nées ; la camaraderie des travailleurs, ne parvenant pas à se nouer, reste une velléité informe, et les chefs ne sont pas des hommes qui guident et surveillent d'autres hommes, mais les organes d'une subordination impersonnelle, brutale et froide comme le fer. Il est vrai dans ce rapport de subordination, la personne du chef intervient, mais c'est par le caprice; la brutalité impersonnelle et le caprice, loin de se tempérer s'aggravent réciproquement, comme la monotonie et le hasard. De nos jours, ce n'est pas seulement dans les magasins, les marchés les échanges, que les produits du travail entrent seuls en ligne de compte et non les travaux qui les ont suscités. Dans les usines modernes il en est de même, du moins au niveau de l'ouvrier. La coopération, la compréhension, 1appréciation mutuelle dans le travail v sont le monopole des sphères supérieures. Au niveau de l'ouvrier, les rapports établis entre les différents postes, les différentes fonctions, sont des rapports entre les choses et non entre les hommes. Les pièces circulent avec leurs fiches, l'indication du nom, de la forme, de la matière première; on pourrait presque croire que ce sont elles qui sont les personnes, et les ouvriers qui sont des pièces interchangeables. Elles ont un état civil; et quand il faut, comme c'est le cas dans quelques grandes usines, montrer en entrant une carte d'identité où 1on se trouve photographié avec un numéro sur la poitrine, comme un forçat, le contraste est un symbole poignant et qui fait mal. Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses ; cest la racine du mal. Il y a beaucoup de situations différentes dans une usine, l'ajusteur qui, dans un atelier d'outillage, fabrique par exemple, des matrices de presses, merveilles d'ingéniosité, longues à façonner, toujours différentes, celui-là ne perd rien en entrant dans l'usine ; mais ce cas est rare. Nombreux au contraire dans les grandes usines et même dans beaucoup de petites sont ceux ou celles qui exécutent à toute allure, par ordre, cinq ou six gestes simples indéfiniment répétés, un par seconde environ, sans autre répit que quelques courses anxieuses pour chercher une caisse, un régleur, d'autres pièces, jusqu'à la seconde précise ou un chef vient en quelque sorte les prendre comme des objets pour les mettre devant une autre machine; ils y resteront jusqu'à ce quon les mette ailleurs. Ceux-là sont des choses autant qu'un être humain peut 1être, mais des choses qui nont pas licence de prendre conscience, puisquil fait toujours faire face à limprévu. La succession de leurs gestes nest pas désignée, dans le langage de lusine, par le mot de rythme, mais par celui de cadence, et cest juste, car cette succession est le contraire dun rythme. Toutes les suites de mouvements qui participent au beau et saccomplissent sans dégrader enferment des instants darrêts, brefs comme léclair, qui constituent le secret du rythme et donnent au spectateur, à travers même l'extrême rapidité, l'impression de la lenteur. Le coureur a pied, au moment quil dépasse un record mondial, semble glisser lentement tandis qu'on voit les coureurs médiocres se hâter loin derrière lui ; plus un paysan fauche vite et bien, plus ceux qui le regardent sentent que, comme on dit si justement, il prend tout son temps. Au contraire, le spectacle de manuvres sur machines est presque toujours celui dune précipitation misérable d'où toute grâce et toute dignité sont absentes. Il est naturel à l'homme et il lui convient de s'arrêter quand il a fait quelque chose, fut-ce l'espace d'un éclair, pour en prendre conscience, comme Dieu dans la Genèse ; cet éclair de pensée, d'immobilité et d'équilibre, cest ce qu il faut apprendre à supprimer entièrement dans l'usine, quand on y travaille. Les manuvres sur machines n'atteignent la cadence exigée que si les gestes d'une seconde se succèdent d'une manière ininterrompue et presque comme le tic-tac d'une horloge, sans rien qui marque jamais que quelque chose est fini et qu'autre chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d'écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire avec leur corps. Cet enchaînement ininterrompu tend à plonger dans une espèce de sommeil, mais il faut le supporter sans dormir. Ce nest pas seulement un supplice ; s'il n'en résultait que de la souffrance, le mal serait moindre qu'il n'est. Toute action humaine exige un mobile qui fournisse l'énergie nécessaire pour l'accomplir, et elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas. Pour se plier à la passivité épuisante qu'exige l'usine, il faut chercher des mobiles en soi-même, car il n'y a pas de fouets, pas de chaînes ; des fouets, des chaînes rendraient peut-être la transformation plus facile. Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d'autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d'accumuler des sous, et, dans une certaine mesure le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions ; il n'est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d'ailleurs ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces. En même temps que ces mobiles occupent l'âme, la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance, et la conscience s'éteint autant que les nécessités du travail le permettent. Une force presque irrésistible, comparable à la pesanteur, empêche alors de sentir la |présence d'autres êtres humains qui peinent eux aussi tout près; il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ; et réciproquement la brutalité du système est reflétée et rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu'on a autour de soi. Après une journée ainsi passée, un ouvrier n'a qu'une plainte, plainte qui ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition et ne leur dirait rien si elle y parvenait ; il a trouvé le temps long. Le temps lui a été long et il a vécu dans l'exil. Il a passé sa journée dans un lieu où il n'était pas chez lui ; les machines et les pièces à usiner y sont chez elles, et il n'y est admis que pour approcher les pièces des machines. On ne s'occupe que d'elles, pas de lui ; d'autres fois on s'occupe trop de lui et pas assez d'elles, car il n'est pas rare de voir un atelier où les chefs sont occupés à harceler ouvriers et ouvrières, veillant à ce qu'ils ne lèvent pas la tête même le temps d'échanger un regard, pendant que des monceaux de ferraille sont livrés à la rouille dans la cour. Rien n'est plus amer. Mais que l'usine se défende bien ou mal contre le coulage, en tout cas l'ouvrier sent qu'il n'y est pas chez lui. Il y reste étranger. Rien n'est si puissant chez l'homme que le besoin de s'approprier, non pas juridiquement, mais par la pensée, les lieux et les objets parmi lesquels il passe sa vie et dépense la vie qu'il a en lui; une cuisinière dit ma cuisine, un jardinier dit ma pelouse, et c'est bien ainsi. La propriété juridique n'est qu'un des moyens qui procurent un tel sentiment, et l'organisation sociale parfaite serait celle qui par l'usage de ce moyen et des autres moyens donnerait ce sentiment à tous les êtres humains. Un ouvrier, sauf quelques cas trop rares, ne peut rien s'approprier par la pensée dans l'usine. Les machines ne sont pas à lui ; il sert l'une ou l'autre selon qu'il en reçoit l'ordre. Il les sert, il ne s'en sert pas; elles ne sont pas pour lui un moyen d'amener un morceau de métal à prendre une certaine forme, il est pour elles un moyen de leur amener des pièces en vue d'une opération dont il ignore le rapport avec celles qui précèdent et celles qui suivent. Les pièces ont leur histoire ; elles passent d'un stade de fabrication à un autre ; lui n'est pour rien dans cette histoire, il n'y laisse pas sa marque, il n'en connaît rien. S'il était curieux, sa curiosité ne serait pas encouragée, et d'ailleurs la même douleur sourde et permanente qui empêche la pensée de voyager dans le temps l'empêche aussi de voyager à travers l'usine et la cloue en un point de l'espace, comme au moment présent. L'ouvrier ne sait pas ce qu'il produit, et par suite il n'a pas le sentiment d'avoir produit mais de s'être épuisé à vide. Il dépense à l'usine, parfois jusquà 1extrême limite, ce qu'il a de meilleur en lui, sa faculté de penser, de sentir, de| se mouvoir; il les dépense, puisqu'il en est vidé quand il sort; et pourtant il n'a rien mis de lui-même dans son travail, ni pensée, ni sentiment, ni même sinon dans une faible mesure, mouvements déterminés par lui, ordonnés par lui en vue d'une fin. Sa vie même sort de lui sans laisser aucune marque autour de lui. L'usine crée des objets utiles, mais non pas lui, et la paie qu'on attend chaque quinzaine par files, comme un troupeau, paie impossible à calculer d'avance, dans le cas du travail aux pièces, par suite de l'arbitraire et de la complication des comptes, semble plutôt une aumône que le prix d'un effort. L'ouvrier, quoique indispensable à la fabrication n'y compte presque pour rien, et c'est pourquoi chaque souffrance physique inutilement imposée, chaque manque d'égard, chaque brutalité, chaque humiliation même légère semble un rappel qu'on ne compte pas et qu'on n'est pas chez soi. On peut voir des femmes attendre dix minutes devant une usine sous des torrents de pluie, en face d'une porte ouverte par où passent des chefs, tant que l'heure n'a pas sonné ; ce sont des ouvrières ; cette porte leur est plus étrangère que celle de n'importe quelle maison inconnue où elles entreraient tout naturellement pour se réfugier. Aucune intimité ne lie les ouvriers aux lieux et aux objets parmi lesquels leur vie s'épuise, et l'usine fait d'eux, dans leur propre pays, des étrangers, des exilés, des déracinés. Les revendications ont eu moins de part dans l'occupation des usines que le besoin de s'y sentir au moins une fois chez soi. Il faut que la vie sociale soit corrompue jusqu'en son centre lorsque les ouvriers se sentent chez eux dans l'usine quand ils font grève, étrangers quand ils travaillent. Le contraire devrait être vrai. Les ouvriers ne se sentiront vraiment chez eux dans leur pays, membres responsables du pays, que lorsqu'ils se sentiront chez eux dans l'usine pendant qu'ils y travaillent. |
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