TEMPS MACHINE

François Bon


Qu’une usine est partout et aujourd’hui toujours comme d’entrer dans une maison d’enfance. Roulement au fond des bruits, l’odeur reconnaissable d’huile chaude, sous les doigts le nylon épais des portes et la lenteur certaine du temps, certitude qu’on est là pour tenir jusqu’au terme du compte.

Qu’on marche dans des rues de ciment sous verrière, qu’on surplombe les aires de chargement et qu’on longe des magasins grillagés où des chariots automatiques viennent chercher au bon endroit les caisses de pièces en sous-traitance. Les petits abris vitrés des contrôles avec la lumière jaune des lampes et plus loin ceux qui finissent la pause, la pointeuse à l’entrée et les affiches de sécurité.

Qu'une usine est une ville ramassée sur elle-même et qui aurait rejeté tout ce qui ne sert pas à ce seul rapport des hommes à leurs mains. Rues sans vitrines mais avec des rails, et des panneaux qui n'indiquent pas une direction au loin (comme on s'en va sur les autoroutes), mais sa propre succession d'organes. Tout au long de la clôture du dehors les portes sont numérotées, il y a le gardien dans sa cahute et l'entrée principale, la plus grande et qui fait honneur n'est pas celle-ci mais celle du fond pour les matières premières où tombent un par un les camions comme mangés avec ce qu'ils apportent.

Onze mille ici sur grand comme huit terrains de foot et soi-même là-dedans une bille ça fait encore douze cents bonshommes sur chaque pelouse, même le nombre divisé par deux pour l'alternance des équipes et ce qui dans la chaleur et l'huile chaude n'arrête ni jour ni nuit : comme ces monstres qui avancent seuls et lourdauds hésitent suivant la piste tracée au sol d'un sillon magnétique. Le tout serré par les rues de la fausse ville, sautant les rues de la vraie pour construire encore bâtiments plus loin et ceux-ci sont plus hauts et brillants, comme jusqu'en plein centre très haut l'usine avait planté son enseigne et sa marque en cinq lettres de néon rouge.

Et que la matière première c'est déjà l'effort d'une autre usine et d'autres hommes enserrés par milliers entre feu et rails, grondement et laminoirs : ce sont, au format de ces meules qu'on fait pour le foin, de lourdes enfilades de rouleaux noirs et encore cerclés de fer plat. Chaque bande épaisse de neuf millimètres et cela percé comme d'un poing pour autant d'étoiles (l'exacte forme et dimension d'une étoile de mer). La bande ou ce qu'il en reste, armature avec le dessin en creux, sectionnée à mesure pour être renvoyée là-bas à la source dans ces caisses de fer grillagées

où on les ramasse.

Rotation de la matière jusqu'à ce qu'on en fait, boules ramassées des alternateurs dans leurs carters d'aluminium, le courant redressé qui en sortira pour vos voyages. La boule grise reviendra un jour là-bas en fonderie finir, d'où on envoie sur de longs plateaux les rouleaux inanimés mis en perce, l'attente en amont de l'usine des grands trains bâchés arrivés la nuit.

En bout de ligne et à l'origine de tout, la grande presse de mille tonnes et son vacarme principal. Mille tonnes sur l'étoile de mer pour l'extraire d'un coup de la bande écrasée, dépliée et mise à plat puis sectionnée. On a le droit de voir, il y a sur chaque machine des fenêtres de plastique où on met le nez sur le travail qui se fait seul. Nous savions des presses autrefois l'homme par sécurité enchaîné et les poussoirs où on appuyait des deux bras et le tremblement sous les pieds et c'est presque faire honte ou insulte à la matière que le côté hôpital de tout ça, la presse isolée sur son bout de sol, un pied qui tremble et l'autre pas, les capitonnages qui l'enferment avec son bruit, et les poinçons de la découpe, comme on perfore un papier la retombée des étoiles grises.

Étoiles grises dans la succession des presses, celle ensuite de huit cents tonnes et s'apercevoir comment ce sont autant de têtes de chaînes et que le monstre de mille tonnes a des frères et que tout cela dans le vacarme capitonné bat en désordre pour le poinçonnage des rouleaux.

On ne les arrête même pas pour le changement des poinçons, un homme glisse monté sur un plateau de fer au long des rails, s'arrête au niveau des poinçons qu'on retire sans démonter et qu'on remplace par un ensemble pareil, son plateau déjà glisse en sens inverse.

Bizarrerie que c'est de penser à la fabrication par électro-érosion des poinçons et malheureux ceux qui pour marcher leur vie d'homme n'ont pas perdu deux heures une fois pour regarder le travail en bain de l'érosion électrique, la haute tension délivrée dans l'huile isolante la forme découpée sans contact à l'acier dur et le déploiement de telles forces dans une telle immobilité. Mais la fabrication des outils était ici sous-traitée, à réception on contrôlait seulement les poinçons brillants au palmer dans telle cahute isolée du sol et à température constante. Les huit cents tonnes ont déjà le travail plus facile, qui plient les branches des étoiles, et la percent d'un trou au centre martèlent l'ébauche de palier. Cinq opérations successives mais qu'on frappe en même temps sur cinq étoiles déplacées d'un cran chaque fois jusqu'à la boule sous aluminium avec l'étiquette de marque, et onze mille hommes

sur le chemin.

Hall des presses obscur comme d'accompagner symboliquement l'acte sauvage d'arrachement dans la perce et mise en forme sous les capots vers capitonnés. Le crachat qui se fait de l'orifice découpé. Les hommes en sont absents, une cahute vitrée au milieu où ils sont deux avec leurs bouteilles pansues de douceâtre limonade au citron et sandwiches faits à la maison et ce journal avec le mot image dans son titre qui a fonction de leur mettre des femmes sous le nez tandis que sur le tableau numérisé des commandes s'allument.

Lampes vertes et rouges se succédant tandis que sur l'écran gris que personne ne regarde défilent de drôles de chiffres minuscules.

Et de cran à cran le trébuchement qui s'instaure tandis qu'on remonte transversalement les travées des anciens bâtiments, que sur les allées de ciment avancent en clignotant ces lourdes péniches à ferraille suivant gauchement la mince piste magnétique au sol pour prendre en aveugle les virages selon leur chemin réglé. On n'est jamais trop à l'aise quand les machines pour imiter l'homme se mettent à regarder où elles vont.

Qui donc saura la richesse que c'était là de conception, calcul et d'une incroyable performance d'homme puisqu'eux-mêmes y tournaient le dos, que cela ronronnait derrière ses capots sales, qui saura ce qu'il y avait là d'une fin de monde puisque déjà les hommes y avaient tourné le dos et qu'on ne referait jamais plus ni es machines ni leur travail.

Qu'on savait déjà (mais ailleurs, plus loin, dans d'autres sines et avec d'autres têtes que celles-ci dont il était curieux de constater le port généralisé d'anneaux aux oreilles et de tatouages à la gloire des musiques électriques tandis qu'ils promenaient comme ceux de plus bel âge dans leur main droite les mêmes sandwiches à la saucisse et la bouteille pansue de limonade au citron, le même geste usé de l'épaule pour soulever la musette à sangle de cuir des régleurs), que bientôt ce qu'on nommait alternateur compact, plus petit et tout plastique, construit par la firme au Portugal et Mexique les remplacerait tous, et la meule noire sortie des laminoirs du Rhin et le poing de mille tonnes qui. la met en découpe. La boule grise serait bientôt périmée, trop lourde, bientôt on ne verra plus s'allumer sur les véhicules automobiles le témoin rouge d'une panne d'alternateur parce que tout ce qui est mécanique comporte frottements, vibrations et usures, plus le rongement du double charbon sur le collecteur de cuivre et non plus l'enroulement consommateur de cuivre sur le lourd noyau d'acier doux du rotor.

Qu'ici aussi donc (et comment le plus énorme choc, sauf isolée et sous capot plastique celle qu'on faisait à la matière, était parmi la foule des onze mille la déchéance de toute violence) où culminait peut-être pour toujours ce qui s'est instauré du fond des siècles (l'âge d'or n'en aurait rempli qu'un seul à peine depuis le premier moteur dans le ciel au nez d'avions de toile) de l'acier en fusion mis sous la main de l'homme et le battement du marteau puis, depuis l'affilement des lames et couteaux pour la chasse, les premiers enlèvements de copeaux pour la préparation des surfaces.

Qu'il fallait cette nouvelle ville dans la ville, cette combinaison de chariots d'acier transportés, soulevés, bloqués et retournés pour faire passer sous un monde préparé de lames en rotation les minuscules étoiles grises et dresser sur elles les paliers brillants et parallèles, faire de leur trou un alésage : à chaque outil un calculateur numérique (et la vexation que c'est pour qui a assisté déjà dans son propre pays à la mise à mort de tout cela - mais la menace maintenant sur eux aussi - de voir sur les calculateurs et les minces robots sous les chariots le même nom encore que sur les boules grises finies, le même nom sur les réfrigérateurs dans les recoins près des machines où ils prenaient les limonades au citron dans les bouteilles ventrues). Au

bout de la machine le pupitre qui mettait en réseau l'ensemble des calculateurs commandant aux soixante-dix outils et les plaquettes de tungstène qui leur servent de dents rongeantes. Derrière, dans l'enfoncement noir qu'on y avait ménagé, comme l'horlogerie mécanique de tout cela puisque la machine offrait même, dans son dos ouvert, ses outils à remettre en taille, l'éventail des soixante-dix têtes interchangeables du fraisage, de la mince tige d'alésage à la grosse carotte rongeante.

L'agression que c'est toujours, nu devant soi, un outil de fraisage. Plaquettes grises de tungstène tenues par les vis inox cruciformes dans le mouvement spirale du support qui s'enfoncerait dans le métal et découperait à demande les étoiles dures où n'importe quoi, la peur ancestrale de qui touche une fraiseuse d'être un jour couché lui-même sous l'outil, même ici où la machine devenait monde.

Machine ici construite unique au monde disaient-ils et fiers, ce n'était pas repousser la menace ni s'en consoler. Sur la grand-place de la ville en tout cas, au lieu de leurs sculptures idiotes ils auraient mieux fait d'ériger à mémoire le double du train automatique de fraisage, haut de huit mètres et long de quinze au moins avec les entraînements, les rongements et sur l'outil les jets de laitance blanche à l'épaisse odeur comme de suif.

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