Ecrire
"FONTES" - Revue de l'Association pour la Sauvegarde et la Promotion
du Patrimoine Métallurgique Haut-Marnais;
"La terre, les hommes, le travail : le savoir, les savoir-faire,
la peine et l'énergie de milliers de "métallos"
ont créé ce territoire, ces vallées... Un pays,
c'est une surface délimité par un périmètre,
mais c'est surtout un vécu historique et un projet d'avenir."
Ainsi la présidente de l'ASPM présente-t-elle la dernière
livraison de FONTES (juillet 2002) qui est un "guide historique"
des vallées du fer et de la fonte d'art. Depuis , cette revue
parcourt le paysage métallurgique haut-marnais. Dans le n°37
(mai 2000), Yvon Régin y avait consacré un long texte
à ... Marnaval !
Dans son n° FONTES publiait une étude sur l'habitat ouvrier
- et les confrontations idéologiques dont il fut l'objet de la
part de ses promoteurs.
(Fontes - Habitat ouvrier)
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Le Journal de l'exposition "Ouvrier",
Saint-Dizier, 2002.
Ecrire "Ouvrier" dans les ateliers d'écriture
Un groupe à l'atelier "Esquirol". Un groupe au CMP-Couronne
de Gigny. La première réaction, pour ceux qui écrivent,
c'est de se dire que ce mot ne les concerne pas directement. Et puis,
petit à petit, à parcourir sa vie, à découvrir
les signes de cette vie ouvrière dans la ville : ces textes qui
recomposent tout un paysage ouvrier.
Cheminées en duels et duos
labyrinthe de tuyauteries bleu ciel
tubulures arrondies
débouchant sur des entonnoirs avides
Entre ces gréements argentés
trônent
quatre cheminés couronnées
d'un hâlo de farine
Altières
Majestueuses
elle soufflent une haleine blanche
grosse de cumulus artificiels
En face
de l'autre côté de la route
levant au ciel un bras d'honneur d'épaisse fumée noire
la cheminée coudée
latérale
un rien pataude
presque vieillotte
brûle tranquillement sa décharge de ferraille.
ALINE
Un an déjà que "j'interviens sur Marnaval".
Je suis toute jeune assistante sociale. "Leur" assistante
sociale. Et Marnaval c'est "mon" secteur (appellation à
cette époque). Curieux comme je ne me sens propriétaire
ni du lieu ni des personnes. Tout au plus de mon fichu Solex. Mais bien
plutôt au service des familles d'ouvriers que je visite régulièrement.
Cités qui favorisent les rencontres, logements d'usine disposés
comme un long train traversant des gares aux noms évocateurs
: "quartier du crassier", "quartier du four à
coke", tout le monde descend !
Difficile d'intervenir dans la discrétion : je frappe au premier
compartiment (pardon : logement !) les rideaux des fenêtres s'écartent.
- Vous viendrez chez moi après ?
- Maman, maman, c'est la sistance !
Logements tristement sombres, tristement semblables, exigus dès
qu'on a plus que deux enfants... Les gosses font leurs devoirs sur la
nappe en toile cirée (un peu collante quand elle vieillit) de
la cuisine-salle-à-manger-salon. Le courrier du jour, le tabac
du père, la terrine de confiture de quetsches, le verre vide
de grenadine sont restés là, repoussés provisoirement
pour que j'étale "mes papiers".
ANNIE
Noir le café du matin pour l'ouvrier
Noir le pantalon, la veste en serge, les godillots enfilés hâtivement.
Noir la rue qu'emprunte le mouleur au petit matin.
Noires les ombres qui longent le mur noir de l'usine.
Noire la masse d'hommes qui s'engouffre sous le portail.
Noir l'intérieur de l'édifice.
Noires les verrières poussiéreuses qui diffusent une faible
lueur sans teint.
Noir le manche de l'outil qui s'active dans le sable noir adhérant
à la chaussure.
Noirs les gants qui maintiennent la pelle.
Noir brillant de crasse le tablier de l'homme.
Noirs à leur tour deviennent le visage, les mains, les ongles.
Noire la poussière qui s'échappe des cheminées
de la fonderie, vole, se dépose sur les fils à linge,
le toit des maisons, des voitures.
Noire et âcre l'odeur qui emplit l'air et les poumons.
Et ce soir il fera toujours noir.
GENEVIÈVE
Marnaval. Fin de la guerre.
Quartier du port; rasé maintenant.
La cité ouvrière construite en brique rouge.
Bâtiment tout en longueur.
Petits logements côté à côte où l'on
s'entasse, se tolère; on survit dans la promiscuité; dans
des conditions de confort et d'hygiène discutables.
Le logement d'usine : une cave; au dessus, la cuisine; un escalier raide
et étroit conduit à la chambre; puis au grenier.
Pas d'eau courante. Une pompe à bras dehors, souvent gelée
l'hiver. Pas de gaz. Les W.C communs au milieu du quartier; chaque famille
possède une clef.
C'est l'après guerre, tickets et cartes de ravitaillement pour
quelques temps encore.
JOSETTE
C'est vers les années 1960-1965 que je rencontre un groupe de
jeunes filles travaillant aux émailleries.
Elles avaient décidé de quitter La Noue pour participer
à un séjour de vacances en Savoie, au mois de juillet,
organisé par la JOCF, dont je faisais partie.
Et nous avons bavardé sur leur réalité ouvrière,
sur leur vie très précaire aux Tartelottes.
Pas facile de vivre à dix personnes dans un baraquement de quelques
pièces sans commodités et la proximité d'autres
grandes familles logeant aussi dans une autre partie de ce baraquement.
Pas facile la vie d'orpheline, confiée à la tante qui
a aussi des enfants et dont le mari seul assure le minimum vital (un
petit boulot de maoeuvre dans une fonderie).
Pas facile à quatorze ans de trouver du travail "propre",
"bien payé", "pas trop fatiguant", quand
on n'a fréquenté que les bancs de l'école primaire
Jules Ferry sans aller en apprentissage parce qu'il faut des sous à
la maison.
NOELLE
Ce premier départ que j'ai trouvé très bien c'est
faire mes premiers pas dans une fonderie qui était Hachette-et-Driout.
Il y avait une dizaine de postes où chacun avait une pièce
différente à faire, alors un cariste continuellement nous
apportait des bacs en fer avec les pièces de tous modèles
confondus que le cariste nous apportait avec délicatesse le long
de notre établi spécial, et notre espace était
limité par de longs rideaux en ferraille et faits de lamelle
de caoutchouc très épais pour pas que notre collègue
se brûle avec ce que je lui enverrai comme pétillants venant
du disque de la meuleuse, nos cotes de travail étaient changées
régulièrement car à force les brûlures arrachaient
nos bleus, nous étions habillés de casque et de cagoule,
avec à la ceinture un appareil qui sert à renouveler l'air
du casque régulièrement par un système de tuyau
flexible branché sur une canalisation d'air pur, avec des chaussures
de sécurité qui étaient coquées, la cote
de travail, les gants, le tablier et en plein été les
toits de la fonderie étaient démontés car nous
avions les fours aussi qui nous cuisaient, alors qu'en plein hiver on
était bien content de la chaleur des fours.
CHRISTOPHE
Je me souviens dans ma petite enfance, les gestes de travailleurs municipaux
qui faisaient divers travaux assez pénibles comme refaire les
routes, les ravalements de façade, les entretiens de pelouse
et d'autres boulots assez durs à faire, que des fois je me demandais
si après leur journée harassante de faire ce genre de
travail, s'ils en ont pas mare de faire ces métiers difficiles
par toutes les saisons (hivers et étés) dans le bruit
de leurs machines infernales.
THIERRY
Il partait au lever du jour lorsqu'il ne faisait pas encore trop chaud
(à la fraîche, on disait), avec sa faux sur l'épaule
et la pierre à aiguiser dans la poche, la musette en bandoulière
avec le casse-croûte et sa bouteille pour se désaltérer
dedans. Arrivé à l'entrée du pré, il posait
sa musette, prenait sa pierre à aiguiser et sa faux tenue debout,
de la main gauche il aiguisait la lame : un aller sur le devant, un
retour sur l'arrière, cinq fois, six fois de suite, le glissement
de la pierre sur la lame provoquait un tel chuintement que j'ai l'impression
de l'entendre encore, pour tester le coupant de la lame, il posait délicatement
son pouce dessus.
CHRISTIAN
Ces travailleurs qui ont bossé toute la nuit pendant notre sommeil
afin de rassasier notre appétit du matin. Je me souviens lorsqu'ils
apportaient ce pain sortant du four, encore chaud; je pouvais l'entendre
crépiter. C'était un réel plaisir; moi qui suis
gourmande, de le manger tiède.Dans le fournil, ils travaillaient
sans perdre de temps. Le boulanger pétrissait, enfournait. Les
pâtissiers me faisaient penser à des artistes lorsqu'ils
réalisaient des gâteaux plein de bonnes choses.
KATY
Des courriers du département, en l'occurrence la Seine-et-Marne,
étaient acheminés par des camions. Des préposés,
au rez de chaussée, accueillaient des structures métalliques
et répartissaient le courrier dans des bacs en plastique dont
le poids maximum était d vingt-cinq kilos. Il y en avaient certains
qui se situaient au delà de ce poids. En général
c'étaient de jeunes préposés qui n'avaient pas
l'habitude de calculer ce poids, pas l'expérience professionnelle.
Ensuite, ce courrier arrivait au premier étage, là où
je travaillais. Il y avait une salle pour la Seine-et-Marne et l'autre
pour la province. Nous triions sur un casier à cases où
étaient réparties les communes les plus importante de
Seine-et-Marne, ceci c'était du tri manuel. Dans une autre salle,
on pouvait indexer du petit format de courrier qui ne dépassait
pas vingt grammes.
ANNE-MARIE
J'ai travaillé à l'émaillerie comme ouvrière.
Je travaillais de 5h du matin à 1h de l'après-midi. Le
patron venait nous donner le travail à faire. Moi, j'avais mon
bac à côté de moi, dedans il y avait des casseroles,
faitouts, plats, etc. Il fallait que je frotte le bord car il y avait
des bosses. Je les frottais avec ma pierre ponce pour bien niveler le
bord. Quand c'était fait, je donnais la casserole à mon
camarade qui lui la passait dans un bac de peinture soit verte, ou jaune,
ensuite il la posait sur la chaîne qui passait dans un four très
chaud, 800°. Il fallait poser les bords des casseroles sur trois
roulettes en rond pour faire la bordure noire. Moi je n'arrivais pas
à faire les bordures. Il fallait les mettre dans un grand bac
d'eau froide, les laver, puis les mettre sur une plaque chauffante,
et je les redonnais à mon camarade qui lui refaisait ce que moi
je n'arrivais pas à faire. On avait une demi-heure de pose casse-croûte.
J'avais hâte d'arriver à 1h tellement j'avais les oreilles
cassées par le bruit de la chaîne, et l'odeur de la peinture.
PIERRETTE
J'ai exercé plusieurs métiers, vendeur en quincaillerie
pendant deux ans et demi, puis cariste en intérimaire chez la
SEB à Selongé en Côte-d'or, puis celui de cariste
à l'usine Salevo de Langres qui a fermé en 1978 à
cause de la mauvaise gestion de l'entreprise et puis de la concurrence
étrangère, par exemple Toyota, qui est gros producteur
mondial. J'ai exercé le métier de mouleur à Plastic
Omnium, à Langres, pendant quinze ans. J'ai fait aussi magasinier
puis cariste dans la même entreprise. Ils m'ont licencié
en 1994. J'ai commencé a travaillé en 1968 à l'âge
de dix-sept ans. Je jonchais des palettes et puis je ravitaillais les
chaînes de production, et puis je chargeais les containers dans
les camions pour les livrer chez les clients, et puis je montais les
piles de bacs sur les containers à la chaîne de production
et puis je les mettais en stock sur le parc pour être expédiés
chez les clients dans toute la France.
DENIS
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Ecrire "Ouvrier" à l'Association
des Ecrivains Haut-Marnais
Yvon Régin était un membre éminent de l'Association
des Ecrivains Haut-Marnais. De là l'idée de proposer
ce mot - "ouvrier" - à ses amis et confrères.
En pâture d'écriture. La consigne : "Les trois huit".
Comme le travail. Des textes de huit lignes - ou de trois fois huit
lignes. Mais bien sûr, la prolixité de certains fut à
l'image de l'acharnement (mais contraint, celui-ci) des ouvriers d'autrefois
qui pouvaient "doubler" - et bien souvent faire "deux
huit" dans la même journée.
Tête-engrenage,
front buté du carter,
yeux-roulements à billes,
nez-soufflet de forge,
moustache-brosse métallique,
bouche-four à vomir la coulée de la langue,
les dents : presse à écraser les mots
et l'ensemble en marteau à taper sur les murs.
Les membres en levier,
Epaules, rotules : coussinets autolubrifiants,
le poignet-cliquet, roue à rochet,
les doigts-cardans, vérins, goupilles, entretoises
capables de tourner, tirer, serrer des volants, boutons en boules,
en étoiles, lisses, moletés.
Les entrailles, tubulures d'acier, raffineries complexes,
pilotées par des nerfs-cadres en cravatte
et casque de chantier (n'oublions pas la sécurité).
Le cur en pompe à huile,
le sang bon qu'à la vidange,
colonne, côtes comme la charpente d'un atelier
et résonne au dedans le marteau qu'on fait tomber.
Il est temps de rouler l'estomac-bleu de travail,
rentrer, sortir la tête de bielle mâle,
spermatozoïdes-boulons,
fabriquer à la chaîne de petits ouvriers.
Thierry Beinstingel
Qu 'ils soient enfants de Me Jacques, du Père Soubise ou de
Salomon,
Bâtisseurs de Cathédrales, tailleurs de pierres ou simples
maçons,
Ancêtres de nos ouvriers et pionniers de bien des professions,
Amoureux du travail bien fait On les dénomme " compagnons
"
Ouvriers d'hier et de demain, ouvriers de toujours, ouvriers d'exception.
Votre histoire, vos coutumes, vos règlements et ses rites,
vos traditions,
Mythes et légendes éclairant l'essence de cette vénérable
institution,
Font de vous. Compagnon de tour de France, des ouvriers de perfection.
Geneviève NOIRVACHE
Ma mère la couturière sur sa machine à coudre
elle était là penchée pédalant pédalant
jusqu'au petit matin l'étoffé prenait vie dessous ses
doigts de fée en chef d'oeuvres aériens conçus
à petits points et je la regardais gagner de fil enfile notre
pain quotidien et notre superflu les congés à la mer
évasion de la ville qu'elle avait inventés taillés
montés cousus
Gil Melisson-Lepage
Ces plongées en des eaux paradisiaques ne me font pas oublier
que mon père, cet ancien égoutier parisien, a déambulé
une quinzaine d'années de sa vie professionnelle sur la "
banquette " des collecteurs du premier arrondissement, dans le
quartier des halles, celles du " ventre " de Paris ! Chaussé
de ses cuissardes, et à la lumière blafarde de la lampe
de son casque, il pataugeait dans la fange du radier, " biffant
" parfois dans l'ordure en quête d'hypothétiques
" Napoléon " ! Ce curage des égouts, il l'effectuait
avec sa " mitrailleuse ", vanne mobile qui épouse
les parois de la " cunette" et retient l'eau à l'arrière
; la ralentissant comme il le pouvait avec sa barre à mine,
les freins devenant inopérants lorsque la masse d'eau accumulée
était trop importante. Toujours prêt à s'accrocher
aux " corbeaux ", ces équerres métalliques
qui supportent les câblages électriques, en cas de culbute
de la machine ; il poursuivait son labeur dans la hantise d'une pluie
d'orage, d'une émanation de gaz toxique bleuissant sa lampe
à acétylène ; et dans la crainte d'une morsure
de ces gros rats qui sautaient sur son casque ou couraient sur ses
épaules, afin de traverser le collecteur à moindre effort
et ne pas avoir à se mouiller.
Patrick Quercy
Rue de l'aune, dans le temps, il y avait une usine longue de toute
la rue et bordant la Marne . Les usines Lorolle. Dans le bâtiment,
deux longues rangées d'établis, les ouvriers fabriquent
des serrures. Ils se tournent le dos deux à deux. Une de leurs
coutumes est de se brocarder mutuellement, surtout les lundis de paye,
où la direction mettait en perce une barrique de gros rouge
dans la cour de l'usine !
Une des plaisanteries était de moquer celui qui étrennait
de nouveaux vêtements. Un jour, le père R... porte de
magnifiques sabots neufs ... Pas de réactions ! Le père
R... s'impatiente. Pour attirer l'attention de ses collègues,
de temps en temps il tape des pieds en disant à haute voix
: " vingt diu d'vingt diu qu'j'a mau les pies ". Finalement,
un de ses copains n'y tient plus : " eh bé père
R... qu't'a d'bé sabots ! " et l'autre de répliquer
: " et qu'u j'seuil ben .'dans ! " \
Au moindre retard, la moindre peccadille, l'ouvrier était frappé
d'une amende retenue sur son salaire. A tel point que la maison du
directeur, rue François 1er, était désignée
par les ouvriers " la maison des amendes ".
Avant le travail, au petit matin, on passait au café "
de la gaîté " pour boire vite fait " un demi-cintième
" de mauvais alcool ".
A l'atelier, si un serrurier entonnait une chanson, toute l'usine
reprenait en chur.
Ma mère m'a raconté tout cela car elle y travaillait.
Pour vous donner une idée du temps sachez que la pauvre femme
est décédée en 1995 âgée de 98 ans
!
Guy Chanfrault
(A ma grand-mère maternelle, dont le mari tomba accidentellement
dans le four rempli de m étal en fusion, c'était en
1895 ou 96)
Ce matin-là, ton homme ouvrier sans histoire,
était parti très tôt pour ce monstre affamé,
cette usine bâtie en un siècle enflammé
par le métal jailli d'énormes vomitoires !
Hélas il a fallu, ultime maladresse ?
faux pas inexpliqué, ou geste incontrôlable...
on entendit un cri, un homme qui hurlait,
et puis, un grand silence... Et les cheveux se dressent...
On se précipita vers le lieu du crime :
le gouffre était béant sur le métal fondu,
qui rougit plus encore assassin confondu
d'avoir, d'un miséreux, fait payer cher sa dîme.
Et femme te voilà seule avec tes cinq gosses,
astreinte à peiner dur, dans le noir du crassier,
ramassant tout le jour des brisures d'acier,
qui entaillent tes mains comme dents de molosses.
Tu les revends au poids au patron de l'usine,
qui a pitié de toi... Mais sans cesse tes yeux
pleurent celui pour qui le royaume des cieux
ne fut pas indulgent, quand sonnaient les mâtines.
Guy Chaudet
Thierry Beinstingel, écrivain bragard, membre de l'AEHM, consacre
l'essentiel de son écriture au monde du travail. Et plus prticulièrement
: à cette accumulation de gestes, de mouvements, d'impressions,
qui constituent le temps du travail. Qui le composent. "Composants",
c''est d'ailleurs le titre de son dernier livre (Fayard, 2002). La
tâche et le quotidien d'un interimaire dans entrepôts.
Répétition des gestes, des pensées, qui font
les journées de travail.
Saisir, ouvrir, décoller, agripper, poser, reposer, déposer,
tourner, retourner. Mouvements qui s'empilent en strates de dixièmes
de secondes, poussière remuée, agitation d'air, l'inconscience
des mains qui agissent, le cerveau qui donne l'ordre, influx nerveux,
électricité, ion, onde sinusoïdale vibratoire,
un mystère intégré à tous, pas d'option,
contenu dès la naissance en chaque corps humain. Avant-bras,
ondulation des muscles bandés sous l'influx, les poils agités
sur la peau, veines et artères gonflées, nerfs comme
des racines de liseron, profondes et vivaces. Et les doigts qui bougent,
ce miracle! Bras qui les balancent, épaules comme des charnières,
dos rond ou cambré, bassin, jambes, genoux, des positions modifiées,
rectifiées, chaussures qui piétinent, toute la tringlerie
des corps en recherche incessante d'équilibre. On est des jongleurs,
bêtes de cirque, clowns, ours en cage.
On décompose ce qu'on doit faire en une ronde extraordinaire.
Préhension des paumes, contact avec le carton rêche,
tendons des poignets comme des ficelles, biceps en boules, le soulever,
le plaquer contre le ventre tendu en avant, omoplates rejetées
en arrière, recherche d'équilibre, viser du coin de
l'il le diable, les pieds qui s'en approchent, puis, on décolle
le carton du ventre, le poids partant vers l'avant, le torse entraîné,
la tête, le cou qui résiste, les vertèbres qui
durcissent, les muscles des cuisses gonflés de sang, semblables
à deux arcs-boutants de cathédrale gothique, le carton
se rapproche de la plaque-porte-colis du diable. Plus que 30 centimètres,
20, 10, ralentissement, trois, deux, un, contact, atterrissage réussi.
Et tout de suite ce relâchement des muscles, on se redresse,
biceps, cuisses, la tête repartie en arrière, le cou
plissé, le ventre détendu, gargouillement des viscères,
les mains vides balancées le long des hanches. Aux poignets,
les tendons déblanchissent.
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