L’établi

Robert Linhart


C'est comme une anesthésie progressive : on pourrait se lover dans la torpeur du néant et voir passer les mois — les années peut-être, pourquoi pas ? Avec toujours les mêmes échanges de mots, les gestes habituels, l'attente du casse-croûte du matin, puis l'attente de la cantine, puis l'attente du casse-croûte de l'après-midi, puis l'attente de cinq heures du soir. De compte à rebours en compte à rebours, la Journée finit toujours par passer. Quand on a supporté le choc du début, le vrai péril est là. L'engourdissement. Oublier jusqu'aux raisons de sa propre présence ici. Se satisfaire de ce miracle : survivre. S'habituer. On s'habitue à tout, paraît-il. Se laisser couler dans la masse. Amortir les chocs. Eviter les à-coups, prendre garde à tout ce qui dérange. Négocier avec sa fatigue. Chercher refuge dans une sous-vie. La tentation...

On se concentre sur les petites choses. Un détail infime occupe une matinée. Y aura-t-il du poisson à la cantine ? Ou du poulet en sauce ? Jamais autant qu’à l'usine je n'avais perçu avec autant d'acuité le sens du mot “ économie ”. Economie de gestes ; Economie de paroles. Economie de désirs. Cette mesure intime de la quantité finie d'énergie que chacun porte en lui, et que l'usine pompe, et qu'il faut maintenant compter si l'on veut en retenir une minuscule fraction, ne pas être complètement vidé. Tiens, à la pause de trois heures, j'irai donner un journal à Sadok et discuter de ce qui se passe chez Gravier. Et puis, non. Aujourd'hui, je suis trop fatigué. L'escalier à descendre, un autre à monter, le retour en se pressant. Un autre jour. Ou à la sortie. Cet après-midi, je ne me sens pas capable de dilapider mes dix minutes de pause.

D'autres, assis autour de moi, le regard vide, font-ils le même calcul : aller au bout de l'atelier parler à Untel ou lui emprunter une cigarette ? aller chercher une limonade au distributeur automatique du deuxième étage ? On soupèse. Economie. Citroën mesure à la seconde près les gestes qu'il nous extorque. Nous mesurons au mouvement près notre fatigue.

Comment aurais-je pu imaginer que l'on pût me voler une minute, et que ce vol me blesserait aussi douloureusement que la plus sordide des escroqueries ? Lorsque la chaîne repart brutale, perfide, après neuf minutes de pause seulement, les hurlements jaillissent de tous les coins de l'atelier : “ Holà, c'est pas l'heure ! Encore une minute ! ... Salauds ! ” Des cris, des caoutchoucs qui volent en tous sens les conversations interrompues, les groupes qui s'égaillent en hâte. Mais la minute est volée, tout le monde reprend, personne ne veut couler, se trouver décalé, empoisonné pendant une demi-heure à retrouver sa place normale. Pourtant, elle nous manque, cette minute. Elle nous fait mal. Mal au mot interrompu. Mal au sandwich inachevé. Mal à la question restée sans réponse. Une minute. On nous a volé une minute. C’est celle-là précisément qui nous aurait reposés, et elle est perdue à jamais. Parfois, quand même, leur mauvais coup ne marche pas : trop de fatigue, trop d’humiliation. Cette minute-là, ils ne l’auront pas, nous ne nous la laisserons pas voler : au lieu de retomber, le vacarme de la colère s’enfle, tout l’atelier bourdonne. Ça hurle de plus en plus, et trois ou quatre audacieux finissent par courir au début de la chaîne, coupent le courant, font arrêter à nouveau. Les chefs accourent, s’agitent pour la forme, brandissent leur montre. Le temps de la discussion, la minute contestée s’est écoulée, en douce. Cette fois, c’est nous qui l’avons eu ! La chaîne repart sans contestation. Nous avons défendu notre temps de pause, nous nous sentons tellement mieux reposés ! Petite victoire. Il y a même des sourires sur la chaîne.


(…)


Les carrosseries, les ailes, les portières, les capots, sont lisses, brillants, multicolores. Nous, les ouvriers, nous sommes gris, sales, fripés. La couleur, c’est l’objet qui l’a sucée : il n’en reste plus pour nous. Elle resplendit de tous ses feux, la voiture en cours de fabrication. Elle avance doucement, à travers les étapes de son habillage, elle s’enrichit d’accessoires et de chromes, son intérieur se garnit de tissus douillets, toutes les attentions sont pour elle. Elle se moque de nous. Elle nous nargue. Pour elle, pour elle seule, les lumières de la grande chaîne. Nous, une nuit invisible nous enveloppe.

Comment ne pas être pris d’une envie de saccage ? Lequel d’entre nous ne rêve pas, par moments, de se venger de ces sales bagnoles insolentes, si paisibles, si lisses – si lisses !

Parfois, certains craquent et passent à l’acte. Christian me raconte l’histoire d’un gars qui l’a fait ici même, au 85, peu avant mon arrivée — tout le monde s'en souvient encore.

C'était un Noir, un grand costaud, qui parlait difficilement le français, mais un peu quand même. Il vissait un élément de tableau de bord, avec un tournevis. Cinq vis à poser sur chaque voiture. Ce vendredi-là, dans l'après-midi, il devait en être à sa cinq centième vis de la journée. Tout à coup, il se met à hurler et il se précipite sur les ailes des voitures en brandissant son tournevis comme un poignard. Il lacère une bonne dizaine de carrosseries avant qu'une troupe de blouses blanches et bleues accourues en hâte ne parvienne à le maîtriser et à le traîner, haletant et gesticulant, jusqu'à l'infirmerie.

“ Et alors, qu'est-ce qu'il est devenu ?

- On lui a fait une piqûre et une ambulance l'a

emmené à l'asile.

- Il n'est jamais revenu ?

- Si. A l'asile, ils l'ont gardé trois semaines. Puis ils l'ont renvoyé en disant que ce n'était pas grave, juste une dépression nerveuse. Alors, Citroën l'a repris.

- A la chaîne ?

- Non, au boni, juste à côté de son ancien poste : tiens, il gainait les câbles là-bas, là où il y a

le Portugais maintenant. Je ne sais pas ce qu'ils lui avaient fait, à l'asile, mais il était bizarre. Il avait toujours l'air absent, il n'adressait plus jamais la parole à personne. Il gainait ses câbles, les yeux vagues, sans rien dire, presque sans bouger... immobile comme une pierre, tu vois ? Soi-disant guéri. Et puis, un jour, on ne l'a plus vu. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. ”


(…)


Et puis, il y a la peur.

Difficile à définir. Au début, je la percevais individuellement, chez l’un ou l’autre. La peur de Sadok. La peur de Simon. La peur de la femme aux caoutchoucs. Chaque fois, on pouvait trouver une explication. Mais, avec le temps, je sens que je me heurte à quelque chose de plus vaste. La peur fait partie de l’usine, elle en est un rouage vital.

Pour commencer, elle a le visage de tout cet appareil d'autorité, de surveillance et de répression qui nous entoure : gardiens, chefs d'équipe, contremaîtres, agent de secteur. L'agent de secteur surtout. C'est une spécialité Citroën : un chef du personnel local, juste pour quelques ateliers. Flic officiel, il chapeaute le gardiennage, tient à jour sanctions et mises à pied, préside aux licenciements. Complet Veston, rien à voir de près ou de loin avec la production : fonction purement répressive. Le nôtre, Junot, est, comme c'est souvent le cas, un ancien militaire colonial qui a pris sa retraite à l'armée et du service chez Citroën. Alcoolique rougeaud, il traite les immigrés comme des indigènes du bon vieux temps : avec mépris et haine. Plus, je crois, une idée de vengeance : leur faire payer la perte de l'Empire. Quand il rôde dans un atelier, chacun rectifie plus ou moins la position et fait semblant de se concentrer entièrement sur son poste ; les conversations s'interrompent brusquement, les hommes font silence et on n'entend plus hurler que les machines. Et si on vous appelle “ au bureau ”, ou que le contremaître vous fait signe qu'il veut vous parler, ou que même un gardien à casquette vous interpelle brusquement dans la cour, vous avez toujours un petit pincement de cœur. Bon, tout ça, c'est connu : à l'intérieur de l'usine, vous êtes dans une société ouvertement policière, au bord de l'illégalité si on vous trouve à quelques mètres de votre poste ou dans un couloir sans un papier dûment signé d'un supérieur, en faute pour un défaut de production, licenciable sur-le-champ pour une bousculade, punissable pour un retard de quelques instants ou un mot d'impatience à un chef d'équipe, et mille autres choses qui sont suspendues au-dessus de votre tête et à quoi vous ne songez même pas, mais que n'oublient certes pas gardiens, contremaîtres, agent de secteur et tutti quanti.

Pourtant, la peur, c'est plus encore que cela : vous pouvez très bien passer une journée entière

sans apercevoir le moindre chef (parce qu'enfermés dans leurs bureaux ils somnolent sur leurs paperasses, ou qu'une conférence impromptue vous en a miraculeusement débarrassé pour quelques heures), et malgré cela vous sentez que l'angoisse est toujours présente, dans l'air, dans la façon d'être de ceux qui vous entourent, en vous même. Sans doute est-ce en partie parce que tout le monde sait que l'encadrement officiel de Citroën n'est que la fraction émergée du système de flicage de la boîte. Nous avons parmi nous des mouchards de toutes nationalités, et surtout

le syndicat maison, la C. F. T., ramassis de briseurs de grèves et de truqueurs d'élections. Ce syndicat jaune est l'enfant chéri de la direction : y adhérer facilite la promotion des cadres et, souvent, l'agent de secteur contraint des immigrés à prendre leur carte, en les menaçant de licenciement, ou d'être expulsés des foyers Citroën.

Mais même cela ne suffit pas à définir complètement notre peur. Elle est faite de quelque chose de plus subtil et de plus profond. Elle est intimement liée au travail lui-même.

La chaîne, le défilé des 2 CV, le minutage des gestes, tout ce monde de machines où l'on se sent

menacé de perdre pied à chaque instant, de “ couler ”, de “ louper ”, d'être débordé, d'être rejeté.

Ou blessé. Ou tué. La peur suppure de l'usine parce que l'usine, au niveau le plus élémentaire, le plus perceptible, menace en permanence les hommes qu'elle utilise. Quand il n'y a pas de chef en vue, et que nous oublions les mouchards, ce sont les voitures qui nous surveillent par leur marche rythmée, ce sont nos propres outils qui nous menacent à la moindre inattention, ce sont les engrenages de la chaîne qui nous rappellent brutalement à l'ordre. La dictature des possédants s'exerce ici d'abord par la toute-puissance des objets.

Et quand l'usine ronronne, et que les fenwicks foncent dans les allées, et que les ponts lâchent avec fracas leurs carrosseries, et que les outils hurlent en cadence, et que, toutes les quelques minutes, les chaînes crachent une nouvelle voiture que happe le couloir roulant, quand tout cela marche tout seul et que le vacarme cumulé de mille opérations répétées sans interruption se répercute en permanence dans nos têtes, nous nous souvenons que nous sommes des hommes, et combien nous sommes plus fragiles que les machines.

Frayeur du grain de sable.

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