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Les automnales Yvon Régin
Selon quils aient trimé aux hauts-fourneaux, aux fours à coke, à laciérie, ou à la forge, nos grands-pères ont été, quant au logement, les esclaves des Aciéries de Micheville et des forges de Champagne, et nos pères, quils soient exploités à la vieille ou à la nouvelle usine, sont toujours les sers de la Société Métallurgique de Champagne. Lusine leur a vendu naguère lépicerie, leur reprenant de la main gauche le maigre salaire qu'elle leur donnait de la main droite, avant que le gros Jules Travers n'affirmât sa fière indépendance en ouvrant son Ravitaillement en plein centre de Marnaval. L'usine leur a fourni une infirmerie, (qu'on appelle la Pharmacie), avec des bonnes surs, pour soigner leurs blessures ; elle vient de leur construire un très bel hôpital, qui ne sert pas à grand chose. Elle leur garde leurs enfants quand ils n'ont pas l'âge scolaire. Elle leur a construit une église et procuré un curé. Elle vide les fosses de leurs cabinets, ces particulières bâtisses octogonales à l'usage de tout un quartier, pour engraisser les parcs de sa ferme. Elle ramone leurs cheminées. Elle leur achète des instruments de musique et, coiffant tout cela, elle les loge. Comment voudriez-vous que nous, les enfants, nous nous sentions chez nous à la maison quand nous savons que ce chez nous n'est pas un vrai chez-nous. La prolifération des baraques de tous genres, dans les jardins pour nos pères, et dans la forêt pour leurs enfants, est donc beaucoup plus que la manifestation d'une manie, c'est un sursaut de dignité d'hommes. La mère a tant à faire et tant à penser qu'elle se trouve d'abord chez elle à la maison ; il n'en va pas de même pour le père et pour nous. Lorsqu'il vient de déménager (car jamais chez nous on ne parle d'emménager), c'est-à-dire lorsqu'il vient d'obtenir, après avoir tiré souventes fois la jaquette de son capotasse (contremaître) ou du gros Cadet, le sous-directeur, le logement qu'il convoitait, le père n'est pas long à se mettre au travail, récupérant par-ci, par-là, et entreposant dans un coin du jardin de la brique, de la planche, des tôles, des tonneaux à carbure, quelques tuiles, un vieux châssis de fenêtre, de la cornière, des chevrons, une porte réformée puis, un dimanche matin, il décide de sacrifier quelques mètres carrés de terre, et construit sa baraque. En général, une journée suffit pour le gros uvre et le soir, à grand renfort de pointes de tous calibres et de petits bouts rajustés partout, le bâtiment est hors-d'eau. Bien sûr, la mère n'a pas vu cela d'un très bon il, mais elle ne laisse pas trop éclater sa mauvaise humeur parce que, dès ce soir, les vélos n'encombreront plus sa cuisine, et, chose bizarre, la brave femme se met à devenir l'araignée qui, dans un coin de sa toile, convoite une grosse mouche ; elle a envie de la baraque dont elle ne voulait pas entendre parler. Là pourtant, le père est chez lui et il lui fiche la paix; il ne salit plus le pavé rouge de la cuisine. Si une ondée le surprend au jardin, il rentre dans sa baraque, s'y assied sur le banc qu'il s'est fabriqué et se roule une cigarette qu'il savoure en écoutant la pluie tinter sur les tôles de son toit. Il y apporte bientôt un bout de glace, son blaireau et son rasoir et, le dimanche matin, il s'y rase tranquillement, sans aucun souci ; sous la fenêtre, il y aménage un petit établi, avec un étau, le sien, qu'il retrouve le soir avec plaisir, (alors qu'il a peiné tout le jour devant celui de l'usine). Il y case son fagot de cannes à pêche, les vieilles chaussures, les caisses à ferraille dans lesquelles s'entasse tout ce qui peut encore servir, et qui ne servira jamais ! La mère, sceptique en apparence, exhale sa fierté en grommelant après le sacré capharnaüm dans lequel il n'y a même pas une toute petite place pour ses sabots, sa brouette, sa lessiveuse, son banc et sa boîte à laver... Elle y apporte quand même, un jour où le père a les idées larges, un petit réchaud à charbon de bois qui deviendra, dès que l'occasion s'en présentera, une petite cuisinière. Le père, bon prince, secrètement satisfait de son uvre, resserrera encore tout son bric-à-brac et il fera entrer dans sa baraque la table qu'il aura retapée puis, pour faire plaisir à la marquise, il rognera des vieux bouts de balatum et il fera, sur le sol bétonné, un revêtement presque neuf dont il redeviendra l'esclave. Quand enfin le seau d'eau, le balai et la serpillière seront là, notre araignée aura mangé la mouche, et la mère se remettra à grogner parce qu'elle aura toujours un embarras dans les jambes... A la baraque au moins, nos parents sont heureux, ils respirent, ils sont libres, ils ne dépendent plus de l'usine. Il en va de même pour nous.
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Depuis notre naissance, nous vivons dans un monde gris et rouillé qui nous étouffe, un monde puant la fumée, le charbon, la sueur et le vin, un monde où les chants doiseaux sont assassinés par le bruit de la ferraille, le ronflement des machines, le sifflement des trains et les hurlements des sirènes ; quand nous voyageons, nous foulons la crasse noire des trottoirs, le long de cités interminables et crasseuses. Il existe bien quelque part un autre monde que celui-là, un monde sans cheminées, un monde sans ferraille, un monde où lon respire : cest celui que nous cherchons avidement dans larmoire bibliothèque, le samedi, quand la classe du matin est finie.
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Voici que nos pères et nos grands frères sont enfin en vacances. Depuis deux ans, ils connaissent le beau mirage des congés payés, et ils ne sont pas encore habitués à croire à la réalité des mirages. Cela nous fait bien rire, nous les enfants, de voir des hommes qui ont travaillé comme des forcenés toute une année, et qui n'ont pas l'air de savoir par quel bout attraper leurs deux semaines de repos. C'est un peu comme lorsqu'on veut saisir un gros morceau de savon sur un carrelage mouillé. Que serait-ce s'ils avaient deux mois de vacances, comme nous ? Par habitude, ils se lèvent aussi tôt qu'à l'ordinaire- ils déjeunent, puis, en bras de chemise, ils sortent sur le seuil des portes pour rouler leur première cigarette. Ils fument tranquillement et regardent avec tristesse les hautes cheminées qui, elles, ne fument plus ; leur gorge est étreinte par le silence sinistre des ateliers ; leurs machines sont arrêtées ; les trains ne roulent plus ; l'herbe va bientôt pousser dans les cours. Les chevaliers du travail n'ont plus de seigneur à servir ils en sont désemparés, comme des chiens qui ont perdu leur maître, ou qui ont cassé leur chaîne. Ils savent bien qu'ils nont pas intérêt à rester trop longtemps à la maison où leur seule présence aurait quelque chose d'insultant pour les femmes qui, elles, n'ont jamais de congés payés et, ne tenant pas à tomber sous la coupe d'un patron qui serait mille fois plus exigeant que celui d'en face, et qui aurait tôt fait de leur trouver de loccupation, ils descendent un peu au jardin, y travaillent un brin, par-ci, par-là, sans conviction, puis ils bricolent cinq minutes dans leur baraque, rafistolent un limon de brouette reclouent une bride de sabot, mais le cur n'y est pas. De temps en temps, ils ont l'audace de rentrer à la cuisine fourragent sous l'évier, se versent un verre de vin, et font une cigarette. Parfois, il leur arrive de parler aux femmes, et ça leur fait un effet bizarre, aux uns et aux autres comme tout ce qui est inhabituel. Sur le coup de dix heures, le soleil commençant à chauffer, ils prennent leur veste, fourrent leur blague à tabac dans leur poche, s'assurent qu'ils ont bien leur briquet et leur porte-monnaie, et les voilà partis, en traînant un peu le pas, vers le café... (Les congés payés sont en effet la providence des bureaux de tabac et des bistrots). Quand ils arrivent chez la mère Guillemin, les hommes ont lair aussi bêtes que dans le bureau d'embauché ; ils ne viennent pas boire un coup, comme d'habitude, ils viennent passer leur temps, ce qui ne les empêche pas de commander un litre de bière ou une chopine. Entre eux, ils causent, tranquillement d abord de choses sans importance, puis peu à peu, ils se remettent à parler de l'usine, et les conversations s'animent. Presque honteux d'être des rentiers, ils se retrouvent des ouvriers, des ouvriers ressuscites, plus grands que naguère des hommes qui ont maintenant le droit de souffler, deux semaines par an, et qui seront quand même payés pour cela. Vers la demie de onze heures. Ils tirent leur montre, par habitude, et tendent l'oreille, espérant secrètement le long mugissement de la sirène de la forge, mais la sirène est en vacances elle aussi. Ils sont restés ici deux heures, assis, sans rien faire et ils ont 'l'air fatigué, ils ont l'air d'être plus fatigués peut-être qu'à l'ordinaire... Cet après-midi, ils iront aux champs, à la pèche, aux champignons ; ils n'ont pas encore eu le temps de se décider, ou peut-être ne savent-ils pas encore décider librement quelque chose. On a bien appris à ces hommes-là depuis qu'ils sont entrés à l'usine, à obéir et à travailler; on ne leur a jamais appris à se reposer, on ne leur a jamais appris ce que pourraient être des loisirs. Du fin fond de leur cur, ils ont aspiré à un peu de liberté et voici qu'on a modestement satisfait leur espérance... Pour rentrer à la maison, ils longent un moment le long mur de la forge, avec ses tessons de bouteilles scellés dans le ciment Leur usine est de l'autre côté, morte, par leur faute. Tout bêtes dans leurs bleus de travail qui ne se salissent plus honteux d'avoir les mains et la figure propres, et fatigués de ne rien faire, ils s'arrêtent un instant devant les grandes portes fermées, ces grandes portes devant lesquelles se tenaient les gardes mobiles il y a deux ans ; ils sont là comme des coupables, et regardent à l'intérieur avec nostalgie... La liberté serait-elle de l'autre côté des grilles ? Retour aux hypothèses littéraires.
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